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notre gré. Nous allions à tâtons le long des portes et des murs, comme des aveugles, cherchant des mains les « nary. » Je m’établis dans un coin, comme d’habitude, me sentant un peu plus « chez moi » quand je n’avais de voisin que d’un seul côté. Il faisait très froid, et la maison en pierre, longtemps inhabitée, était à tel point humide, que les planches des « nary » étaient complètement mouillées.

Les prisonniers étaient, somme toute, mieux traités à Moscou, que nous ne l’avions été à Kiev. Les autorités n’étaient pas précisément aimables avec moi, mais je n’avais pas à supporter ces éternelles moqueries, ces injures et ces obscénités qui me faisaient tant souffrir à Kiev, ni ces coups de crosse de fusil... Le commandant et ses aides étaient des hommes de charrue, des paysans obtus, qui avaient lu Karl Marx à tort et à travers, sans comprendre un mot de ses écrits, et s’imaginaient s’être pénétrés de toute sa doctrine. Les gardes au monastère « Androniev » étaient tous des prisonniers de guerre de l’armée de Koltchak, et ils étaient très bons envers les prisonniers. Je causais volontiers avec eux, pour tâcher de me rendre compte de leur état d’esprit vis à vis des Soviets, des « Blancs » et de Koltchak. Hélas ! l’impression que me laissait chacune de ces conversations n’était guère rassurante. Ils n’étaient pas partisans du communisme, couvraient d’injures les bolchévistes et les blâmaient sévèrement pour leur cruauté... mais ils étaient d’une indifférence profonde à l’égard des « Blancs » et n’avaient, à vrai dire, aucune opinion politique. On leur avait promis la terre des « poméshtchiks » (propriétaires fonciers), — ils y tenaient de toutes leurs forces, — tout le reste leur était indifférent. Quant aux opérations militaires, l’un d’entre eux, un garçon assez intelligent et plus développé que les autres, me dit un jour :

— En réalité, peu nous importe de combattre pour les uns ou pour les autres, pour les « Rouges, » ou pour les « Blancs. » Lorsque Koltchak avait la veine, et que nous trouvions plus de profit à servir sous son drapeau, nous étions de son côté. Lorsque les Rouges avaient le dessus, nous allions à eux. Moi qui vous parle, j’ai passé sept fois des uns aux autres, et je connais un camarade qui l’a fait neuf fois.

Pouvait-on espérer la victoire des « Blancs » dans des conditions pareilles, lorsque leurs armées, à l’exception des « éléments conscients, » étaient formées d’hommes de cette trempe ?