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de succès : une forte somme avait été offerte aux « honnêtes communistes, » qui n’acceptaient jamais de pots-de-vin, et il avait l’espoir de nous voir libérer dans huit ou dix jours. Et voilà que toutes ces espérances étaient anéanties ! Nous allions être emmenés à Moscou !

Le 24 juillet-6 août, on nous réveilla à trois heures et demie du matin, en nous enjoignant d’être prêtes dans vingt minutes, sans nous informer du lieu de notre destination. Beaucoup pleuraient en silence. On nous rangea en ligne dans la cour, comme des soldats. Je vis André, qui était là avec son ballot, il allait donc aussi être emmené à Moscou ! Nous nous mîmes en marche, sous forte escorte, dans la direction de la gare de marchandises de Kiev : le commandant, Ougaroff, nous accompagnait en personne, et déchargeait de temps à autre son revolver en l’air, pour nous intimider, sans doute. Nous étions 200 otages en tout, qu’on fit monter dans des wagons à bétail. Il y avait 23 femmes ; nous avions un wagon à part, mais il n’avait pas été nettoyé après avoir transporté du bétail, et le plancher était couvert de crotte et de fumier.

Le train ne se mit pas en marche avant une heure de l’après-midi. La nouvelle s’était répandue en ville que l’on emmenait des otages à Moscou ; nos amies, V. Tchitchérine [1] et la présidente de la Croix Rouge polonaise, Mme Naumann, en leur qualité de sœurs de charité, avaient reçu la permission de se trouver sur la plate-forme au moment de notre départ. Notre pauvre bonne, qui était aussi arrivée en courant, était obligée de se tenir à l’écart, à cinquante pas de distance du train.

Je n’oublierai jamais cette matinée tragique ! J’étais comme dans un rêve ; je ne pouvais réaliser qu’on nous emmenait ! Il faisait nuit profonde dans mon cœur... je n’avais plus rien à espérer ; je me sentais condamnée ! Si André, du moins, avait pu restera Kiev !... C’était horrible d’emmener un adolescent comme lui en qualité d’otage ! Ce qui me frappait surtout, c’était l’absurdité de la chose : on abolissait tous les titres et toutes les distinctions de classe, et puis nous étions emmenés comme otages parce qu’il était prince et que j’étais princesse !

J’étais assise, les pieds ballants, plongée dans les réflexions les plus sombres, à la porte grande ouverte de notre wagon, ne

  1. V. Tchitchérine n’a rien de commun avec le ministre des Affaires étrangères bolchéviste.