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sont restés en Russie, et je craindrais d’attirer sur eux l’attention des meurtriers qui sont à la tête du gouvernement), faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour alléger notre sort ; la vieille bonne d’André mettait tout son cœur à la tâche. Elle nous apportait journellement, et quelquefois deux fois par jour, de la nourriture ; elle avait trouvé moyen de m’envoyer un matelas, donnait des pots-de-vin aux gardes pour nous faire parvenir toute espèce de choses nécessaires ; je pouvais changer de linge aussi souvent que je le voulais, car je le renvoyais laver à la maison. Ces jours de détention à Kiev furent des jours de luxe en comparaison de ceux qui m’attendaient ailleurs.


Je fus transférée à l’usine Gretter le 12/25 juillet, avec dix autres femmes et quarante hommes des détenus au camp de concentration. Ces dix femmes étaient des étudiantes polonaises, de charmantes jeunes filles, et c’était un vrai plaisir pour moi de me trouver en bonne et peu nombreuse compagnie. Ma vie à l’usine Gretter me semblait un paradis en comparaison de la « Vé-Tché-Ka, » et du camp. Nous étions logés dans une charmante et spacieuse maison, où nous autres femmes avions une chambre à nous, pleine de soleil et de clarté. Cette maison était entourée d’un grand jardin délabré, avec des pelouses vertes et d’énormes arbres touffus répandant leurs ombrages. Le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes et des abeilles, le coassement plaintif des grenouilles, tout cela me rappelait la campagne, et bien que Dante ait dit : Nessun maggior dolor, qu’el ricordarsi del tempo felice, nella miseria, je jouissais de cette ambiance rustique. Les hommes travaillaient à l’usine, et les femmes faisaient l’ouvrage de la maison. Je remplissais les fonctions de fille de cuisine, réelle amélioration à mon sort. Rien que le fait d’être toute la journée dehors, — car notre cuisine de camp était établie en plein air, sous le ciel bleu, — m’était une joie incomparable. Mes fonctions consistaient à éplucher les pommes de terre, laver la vaisselle et balayer la cuisine, le soir. Nous avions pour cuisinier un charmant homme, un Polonais, avec lequel je conversais toujours en français, au grand déplaisir de notre garde.

Cette idylle de cuisine ne dura pas longtemps, hélas ! Le commandant du camp de concentration, Sorokine, arriva un