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maigres rosses passèrent au galop par le Kreshtchatick, venant du Podol [1]. Des torchons rouges étaient attachés à leurs casquettes, leurs épaules et leurs bras. C’était la cavalerie. Derrière eux venait l’infanterie, suivie de l’artillerie... quelques canons couverts de rouille, traînés par des gens qui avaient un air de bandits. Je restai bouche bée... c’était cela, les troupes de l’Armée rouge ! ces diables a demi ivres, à demi imbéciles, ressemblant à peine à des êtres humains ? La foule les contemplait en silence : ni hourrahs, ni acclamations d’aucun genre n’accueillirent leur arrivée. Trois ou quatre maigres délégations communistes, envoyées par quelques fabriques et usines de Kiev ; un orchestre jouant « l’Internationale » et la jouant faux... telle était la réception solennelle en l’honneur des autres maîtres de l’Ukraine. Un miteux petit juif d’environ dix-huit ans apparut soudain au balcon de l’Hôtel de Ville, et cria en grasseyant :

— Hourrah au Gouvernement des Soviets !

Et ce fut tout...

Mais les bolchévistes firent mieux. Résolus à opérer eux-mêmes, ils se mirent dès le lendemain en devoir de décorer Kiev. Des torchons rouges furent suspendus partout : de grandes étoiles rouges pentagones, — véritables insignes maçonniques, — furent accrochées à toutes les maisons ; d’énormes placards furent exposés dans toutes les rues, portant des devises démagogiques, où se révélait une idéologie d’hystériques : « Paix aux villages, — guerre au Palais ! » — « Prenez garde, bourjouïs [2], nous allons allumer la torche d’un incendie mondial ! » — « Gorgez-vous de vos ananas et hâtez-vous de dévorer vos perdrix, bourjouïs, car vos derniers jours sont venus [3] ! »

Nous n’avions ni ananas, ni perdrix à nous mettre sous la dent, mais il semblait effectivement que nos derniers jours étaient venus. Je ne parlerai pas de toutes les misères et de toutes les persécutions que nous avions à souffrir de la part des bolchévistes : tout cela n’est que trop bien connu, hélas ! Mais, si vous aviez le malheur d’appartenir, en plus, à une famille de l’aristocratie et de porter un titre, leur tyrannie, leurs tracasseries et leurs sarcasmes n’avaient plus de bornes.

  1. Quartier commercial et juif de Kiev.
  2. Altération de « bourgeois ».
  3. Toutes ces inscriptions étaient rimées en russe.