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revue des deux mondes.

Je croirais manquer à un devoir, en ne me mettant pas aujourd’hui à la disposition de Votre Altesse. Si Voire Altesse pense que je peux lui être utile en quelque chose, Elle n’a qu’un mot à dire pour que je sois, à ses ordres.

Je suis avec un profond respect, Monseigneur,

De Voire Altesse, le très humble et très dévoué serviteur.

E. RENAN.


Versailles, 19 mai 1871.

Monseigneur,

Il y a deux ou trois jours seulement, j’ai appris par Mme la princesse Mathilde la résidence actuelle de Votre Altesse. Notre vie, d’ailleurs, a été si troublée en ces derniers temps, que ces jours-ci sont, à la lettre, les premiers moments de paix dont nous ayons joui depuis l’heure fatale où nous vîmes, non sans de tristes pressentiments, Votre Altesse s’éloigner de Meudon.

Vous connaissez trop mes sentiments, Monseigneur, pour n’avoir pas été assuré que ma pensée n’a pas cessé un moment d’être tournée vers le sort de Votre Altesse. Que vous aviez été prophète, et que de fois je me suis rappelé le mot que vous me dites le matin à Tromsoë, en me montrant la dépêche qui nous fit tourner le cap, du Spitzberg vers la France ! Votre Altesse n’a été coupable ni de cette guerre insensée, ni de ce qui a suivi. Pour un esprit aussi philosophique et une âme aussi élevée que la vôtre, ce doit être là une grande consolation.

Ici, l’avenir est plus sombre que jamais : l’incapacité, l’indécision sont à leur comble.

Quelle que soit l’hypothèse politique destinée à prévaloir, il est un point bien essentiel au bien de ce pauvre pays, c’est qu’il ne soit pas privé à jamais des lumières de Votre Altesse. Il faudra qu’en toute hypothèse, Votre Altesse rentre parmi nous, et apporte à la politique ses conseils, à l’histoire et à la critique ses lumineuses indications. Votre Altesse doit être trop désabusée pour chercher, dans la conduite de sa vie, autre chose que l’accomplissement du devoir : le devoir a lié sa destinée à la France ; plus le sort de ce malheureux pays est sombre et mystérieux, moins nous pouvons l’abandonner.