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efficace mobilisation de l’industrie, nous étions réduits à une sorte d’impuissance. A son avis, l’opération des Dardanelles était une erreur ; mieux aurait valu soutenir l’armée serbe, car ce n’est qu’en Orient qu’il voyait une décision possible.

A ce moment, on lui apporta des nouvelles des premières intoxications par les gaz. Cette première attaque allemande par les gaz nous avait causé des pertes terribles.

Alexéïeff bondit de sa place, frappa du poing sur la table, cria que c’était une infamie et une honte. C’était d’autant plus imprévu qu’il venait de dire que nous avions sous-estimé l’armée allemande et principalement le corps d’officiers.

— Ils n’ont pas assez de tuer notre soldat, ils veulent l’avilir, le torturer, le voir se tordre à leurs pieds.

Ses petits yeux, sous les lunettes et les broussailles des sourcils, lançaient des éclairs ; il ne pouvait se contenir. Son amour profond du soldat ne pouvait pardonner ce moyen de lutte inédit et vil.

Lorsque je le revis à Novotcherkassk, il savait que la maladie ne lui ferait pas grâce, et il se hâtait de faire « sa dernière œuvre sur la terre, » l’Armée volontaire. Il était au travail depuis le matin jusqu’avant dans la nuit. Tous les préparatifs, le côté financier et civil, les pourparlers avec les nouvelles autorités cosaques, étaient entre ses mains.

Il ne s’entendait pas très bien avec le général Korniloff. Le caractère autoritaire de ce dernier n’admettait pas la séparation des pouvoirs. Alexéïeff lui cédait systématiquement, sachant combien Korniloff était nécessaire à l’armée. Mais celui avec lequel il était en complète sympathie, c’était Denikine, « le meilleur homme et général russe, » comme il me l’écrivit.

La campagne lui réservait de terribles souffrances physiques. C’est en vain que son médecin, M. Keline, et Mme N. Schtéinina insistaient pour qu’il prit une voiture et voyageât avec un peu de confort. Il refusa toujours : il faisait route sur un étroit chariot qui secouait sans pitié son vieux corps malade.

Il garda jusqu’au bout tout son génie. Sa vision tranquille de l’avenir, la foi en la sainteté de sa dernière œuvre, la certitude qu’il ne vivrait plus longtemps et un sentiment profondément religieux, toute cette belle énergie morale le soutenait.

Au milieu de septembre, arriva à Ekaterinodar le ministre de la République géorgienne Gegetchkori. Son ton arrogant et