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écrit les pièces shakspeariennes n’était pas un Bacon, pas même un Ben Jonson. Il n’avait aucun goût pour l’érudition, il laissa voir au contraire, dans toutes ses productions, une bienheureuse ignorance de la science poudreuse ensevelie dans la nécropole des livres.

Seulement, il avait pour suppléer à son manque de culture raffinée ce qui est essentiel quand on veut faire du théâtre : un tempérament à la fois passionné et serein, j’entends capable de ressentir en imagination toutes les émotions, mais aussi de s’en affranchir pour garder l’impassibilité nécessaire au créateur d’âmes ; une puissance de sympathie si vibrante et si large qu’elle réconciliait toutes choses dans un amour sans bornes de la vie ; enfin, une intelligence, trop sûre pour n’être pas due à l’expérience, de tous les milieux composant le monde complexe, bariolé et tumultueux de l’Angleterre élizabethaine. Il n’y a pas là un seul trait qui soit en contradiction, — qui ne s’accorde même tout naturellement, — avec ce que nous savons des origines, de l’éducation, de l’existence diverse et du caractère de William Shakspeare, l’acteur dont cette œuvre porte le nom depuis plus de trois siècles.


Avec le rétablissement d’une harmonie certaine entre l’œuvre et l’auteur s’évanouit l’irritant mystère qui a abrité toute sorte de folles hypothèses. A vrai dire, la question de l’authenticité du théâtre shakspearien n’a pu se poser qu’à la faveur d’une déconcertante ignorance de faits indiscutables. Les contemporains de l’auteur qui jugeaient de près, n’ont jamais éprouvé le moindre doute. Leur opinion vaut bien la nôtre. Ils connaissaient l’homme pour l’avoir vu vivre parmi eux ; ils aimaient sa nature expansive, gracieuse et bienveillante ; ils avaient assisté à la production des chefs-d’œuvre dont ils appréciaient librement les beautés comme les insuffisances. Et lorsqu’ils faisaient en eux la synthèse de leurs impressions, ils retrouvaient dans les pièces l’image familière de celui à qui on les attribuait : « Voyez ! a dit Ben Jonson, de même que le visage d’un père se perpétue dans sa postérité, de même la race de Shakspeare, son esprit, ses manières, resplendissent dans ses vers bien tournés, sincères et polis. » Ils n’étaient frappés d’aucun étonnement ; ils admiraient seulement l’aisance et la profusion avec lesquelles