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de détresse qu’on l’eût dit relâché par l’enfer pour venir nous en conter les horreurs. » Il n’y a pas un personnage pour lequel chaque acteur ne puisse trouver les indications qui lui permettront de composer le rôle, physiquement aussi bien que psychologiquement, tant les jeux de physionomie ont été réglés avec minutie et d’avance par son illustre camarade. C’est ce qui explique aussi pourquoi les pièces shakspeariennes ne perdent rien à la lecture : le texte garde en quelque sorte l’image de la représentation que l’auteur s’était donnée à lui-même en écrivant.

De même que Shakspeare prêtait un corps aux caractères en accompagnant les paroles des gestes et des mouvements appropriés, il adaptait non moins naturellement la matière dramatique aux exigences de la scène. Nul n’a su comme lui créer ce que l’on pourrait appeler la vie « théâtrale. » Cette qualité, — qu’il ne faut pas confondre avec la vie dramatique, — se reconnaît à l’aisance avec laquelle l’action se déroule sous nos yeux et d’une manière qui fait toujours illusion. Les scènes se succèdent et s’enchaînent par une observation si sûre de l’optique du théâtre que, pas une minute, nous n’avons conscience des conventions auxquelles le spectacle est nécessairement soumis. Les personnages entrent, sont happés par l’intrigue, subissent la gêne de concentrations inévitables, et cependant ils respirent à l’aise ; ils se disposent en groupes ou s’éparpillent sur le tréteau dont ils ne peuvent pas dépasser les étroites limites, et ils semblent avoir l’univers pour se mouvoir. C’est que Shakspeare écrivait face au public et non face à la scène. Il traduisait spontanément les agitations humaines en termes dramatiques, parce que le langage du théâtre était pour lui un dialecte naturel acquis par la pratique. Il avait l’avantage de faire en lui-même cette épreuve de la pièce par les planches, épreuve qui, d’ordinaire, n’est possible qu’aux répétitions et avec la collaboration du metteur en scène.

Qu’on n’aille pas objecter que nous avons peut-être aujourd’hui sous les yeux un texte retouché par les comédiens en vue de la représentation. Les choses que j’ai en l’esprit ne sont pas des améliorations de détail, des remaniements ou de simples placages. Elles sont intimement liées à la conception tout entière ; elles intéressent la chaîne même du tissu dramatique. Il y aurait une étude bien instructive à faire pour montrer le