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sur la querelle qui divisait alors le monde des théâtres. Au moment où Hamlet fut écrit, les enfants de la Chapelle Royale, installés depuis 1597 au théâtre privé de Blackfriars, avaient un tel succès qu’ils avaient réduit les troupes des autres théâtres, — celle du Globe, en particulier, — à aller chercher en province des profits qu’elles ne trouvaient plus à Londres. Contre cette ingratitude du public, Shakspeare s’est élevé non sans amertume et il a pris la défense des comédiens adultes. Dans ce passage, le dramatiste, sortant de son impassibilité coutumière, s’est montré à nous dans une si vive lumière avec ses jalousies d’acteur et ses préoccupations d’actionnaire que M. Lefranc n’a pu s’empêcher d’émettre l’hypothèse, — bien surprenante pour qui sait les préjugés des milieux aristocratiques élizabethains ! — que Lord Derby, son candidat, avait dû songer à monter sur les planches, et que peut-être même ce désir avait été, « sous l’empire de quelque caprice ou de quelque nécessité, et dans le mystère le plus complet, un moment réalisé ! »

C’est surtout dans l’extraordinaire valeur scénique du théâtre shakspearien que l’on peut reconnaître la main de l’acteur. Cet argument que j’ai gardé pour la fin peut, au premier abord, paraître le moins convaincant de tous. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, il a une force singulière ; car seul un homme connaissant le théâtre du dedans et non du dehors, par la pratique et non d’inspiration, pouvait posséder assez pleinement les ressources techniques de son art pour en tirer de pareils effets. Ceci demande à être expliqué. Je n’ai nullement l’intention de soutenir qu’un acteur est nécessairement un grand dramatiste : nous avons d’innombrables preuves du contraire. Il n’en est pas moins vrai que le don de l’acteur et le don dramatique sont de même nature. Comme le dramatiste, l’acteur a le pouvoir d’habiter le corps de personnages divers dont il vit l’existence par un effort d’imagination. Seulement son aptitude à sortir de lui-même est de caractère essentiellement physique. Il n’intervient dans la création des êtres fictifs que pour traduire en gestes, en expressions de physionomie, en inflexions de voix les mouvements d’âme dont les mots ne sont et ne peuvent être que les signes inanimés. Il réalise ce que l’autre a suggéré. Il fait passer dans le domaine du concret ce qui, sans lui, devrait rester une évocation pour l’esprit. Il complète donc le travail du créateur. L’homme qui