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c’est à lui qu’il ambitionne de se dévouer pour toujours. Il lui abandonne même, sans lutter, une maîtresse frivole, mais tendrement aimée. Car devant son bienfaiteur il s’incline très bas, il se confond en hyperboliques, presque serviles, protestations. Si grande est la distance qui sépare les deux hommes que le poète en est comme étourdi ; et, pris de honte, il maudit la Fortune, qui, en le plaçant dans une situation inférieure, l’a obligé de prostituer son talent aux foules :


Hélas ! il est vrai, je suis allé de côté et d’autre
Et je me suis exposé aux yeux du public en habit de bouffon.
(Sonnet 110)

Oh ! pour l’amour de moi, grondez la Fortune,
Déesse responsable de mes actions pernicieuses ;
Elle n’a pas su à ma vie mieux pourvoir
Que par des moyens publics engendrant des manières publiques.
De là vient que mon nom reçoit un opprobre
Et que ma nature est presque rabaissée
Au métier qu’elle exerce...
(Sonnet 111)


Mais quel était donc le métier exercé par le poète ? Celui d’acteur, évidemment. C’est le sens le plus naturel qu’on puisse donner aux mots : « Je me suis exposé aux yeux du public en habit de bouffon (I made myself a motley to the view) ; » « des moyens publics engendrant des manières publiques. » C’est, en effet, l’interprétation généralement acceptée. Si l’on estime que ces termes ne sont pas assez clairs et peuvent prêter à la discussion, il suffit de consulter le théâtre pour trouver la confirmation de cette conjecture. Nous avons tout d’abord la scène d’Hamlet où l’auteur, par la bouche de son principal interprète, a donné des conseils aux comédiens de son temps. En une seule tirade, Shakspeare n’a pas seulement fait une critique singulièrement précise du mauvais goût où les acteurs tombaient fréquemment, mais il a encore énoncé les principes qui devraient au théâtre régler la diction, le maintien et les gestes. Ces préceptes sont si justes, et révèlent chez celui qui les a formulés une connaissance si intime de la profession qu’aujourd’hui encore, de l’aveu de M. Lefranc, ils forment « un exposé complet de l’art de la déclamation. »

Dans la même pièce, Shakspeare a aussi laissé voir son sentiment