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elles disent éloquemment, mieux peut-être que de longues descriptions, ce qui faisait l’irrésistible charme de la nature de Shakspeare : la facilité de l’abord, la douceur des manières, l’agrément de la conversation, la bonté naturelle, la sûreté des rapports, l’ouverture de cœur, cette puissance de sympathie, en un mot, qui est le propre des âmes bien nées, et de ceux qui, ayant vécu et connaissant par expérience le bon et le mauvais de la vie, sont acquis à l’indulgence et recueillent en retour l’amour de leurs semblables.

Tel est l’homme que les documents, interrogés sans prévention, nous permettent d’évoquer. Ce portrait est bien différent de l’image grotesque que l’on voudrait imposer à notre bonne foi. Celui que l’on nous présente comme un rustre avait en réalité vu le jour dans cette bourgeoisie commerçante, intelligente et probe, de bon conseil et active, où les Tudors, en rois avisés, n’hésitaient pas à recruter leur meilleurs serviteurs : témoins le cardinal Wolsey et le grand chambellan Thomas Cromwell. Par sa mère il tenait même à la noblesse du comté. Le « valet d’acteurs » que l’on affirme avoir végété dans un milieu vulgaire et méprisé fut protégé par de très grands seigneurs, eut ses entrées à la Cour et « charma la reine Elisabeth et le roi Jacques. » Il avait d’ailleurs des prétentions à la naissance et il vit ces prétentions officiellement reconnues par l’attribution d’un blason. L’usurier impitoyable était simplement un homme à qui la fortune avait souri, et qui, ayant reçu la récompense due à son mérite, vivait sur un grand pied, se montra toujours serviable et sut se faire aimer.

Car celui que l’on prétend avoir été sans amis gagnait par la douceur de son caractère les gens qui l’approchaient et il avait même trouvé grâce devant le plus bourru de ses rivaux littéraires. Cet illettré, — ne voit-on pas à quel point la chose eût été invraisemblable ? — passait au su de tout le monde pour le plus grand dramatiste de son temps. Ajoutons un trait qui domine tous les autres et les unit : la valeur vraiment humaine de son existence. S’il se faisait surtout remarquer par ses qualités, Shakspeare semble avoir eu aussi sa part de faiblesses ; en tout cas, son expérience fut sans égale. Il avait fréquenté tous les milieux : milieu du peuple et de la bourgeoisie dans son enfance ; milieux hétéroclites, parfois louches, des tavernes, tout le long de sa carrière d’acteur ; milieux