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l’homme ne se puisse jamais entrevoir. Henry Chettle, auteur qui eut quelque vogue entre 1590 et 1603, s’excusant d’avoir publié l’attaque de Greene dont il a été parlé plus haut, et voulant réhabiliter l’acteur dénigré injustement, a rendu hommage à « sa conduite civile » et à « la droiture de son caractère, preuve de son honnêteté. » Nous avons surtout l’opinion de Ben Jonson. Ce témoignage est d’une importance singulière : il suffit sans autre pour détruire toutes les thèses anti-stratfordiennes. Ben Jonson était lui-même acteur et auteur ; il était au courant des moindres bruits qui circulaient dans le milieu des théâtres et des lettres ; il entretenait commerce d’amitié avec Shakspeare, à qui il avait confié un rôle dans deux de ses pièces : Evrery Man in his Humour (1598) et Séjan (1603). D’après Sir Nicholas l’Estrange, il aurait même pris Shakspeare comme parrain de l’un de ses enfants. Si quelqu’un pouvait donc juger notre auteur avec pleine connaissance des faits et du fond du cœur, c’était Ben Jonson. Et en effet, aussi bien dans l’élégie de circonstance écrite pour l’in-folio de 1623 que dans ses notes ou Discoveries (qui n’étaient pas destinées à la publication), il a parlé de Shakspeare en des termes où l’on sent trembler une affection sincère pour un rival dont la gloire était peut-être inquiétante, mais qui avait su, par ses manières séduisantes, amadouer toute jalousie et forcer le chemin de ce cœur loyal, quoique rude : « J’aimais l’homme, a-t-il dit, et j’honore sa mémoire en deçà de l’idôlatrie, autant que personne. Il était en effet honnête et d’un naturel ouvert et franc. » (Notez que ce sont presque les termes dont s’était déjà servi Chettle.) Dans les vers polis et sincères de Shakspeare Ben Jonson voit comme le reflet de « l’esprit et des manières » du poète qu’il pleure. Et il l’appelle tendrement : « Mon Shakspeare ! Mon bien-aimé ! Doux cygne d’Avon ! Mon gentil Shakspeare ! »

Et tous ceux qui ont connu Shakspeare, ses confrères en poésie comme Skoloker, ses camarades de théâtre comme Heming et Condell, les bourgeois de Stratford comme Richard Quinev, répètent : « Doux Shakspeare ! Gentil Shakspeare ! Bienveillant (friendly) Shakspeare ! » Cette unanimité est saisissante. Ces épithètes, à n’en pas douter, devaient résumer avec exactitude la. qualité essentielle de Shakspeare, celle qui frappait tout d’abord, comme elle perce encore aujourd’hui au travers des documents. Elles suffisent presque pour peindre l’homme, car