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par un plus vif contraste. L’unité italienne est récente, et Verga l’avait vue se faire. Le roman de Balzac est sorti du grand drame historique de la Révolution. L’ambition de Verga fut. de peindre la vaste transformation sociale qui résulta, pour la Sicile, de la création du royaume d’Italie.

La Sicile, coupée par la mer du reste du continent, tour à tour arabe, normande, angevine, espagnole, et se souvenant encore de Murat et des Bourbons, avait conservé sous tant de maîtres une originalité profonde ; on y menait encore, il y a soixante ans, dans les villages de la côte, une vie demi-pastorale et demi-agricole, qui devait être à peu près la même qu’au temps de Virgile et de Théocrite. Les pêcheurs, dans des barques semblables, y péchaient les mêmes thons et les mêmes anchois, qu’on voit sur les monnaies d’Agrigente et de Syracuse. La magnifique histoire de Rosso Malpelo, le pauvre diable de « rouquin, » souffre-douleur de ses camarades, qu’on envoie à la découverte d’un boyau dans une carrière de sable, « et que personne n’a plus revu, » aurait pu se passer dans les mines de Denys le Tyran. Rien d’éternel comme la campagne. Il se conservait ainsi, dans ce coin isolé du monde, une race immuable, autochtone, très particulière, d’idées et de mœurs un peu barbares, mais qui du moins ne manquait ni de caractère, ni de grandeur.

Peindre cette société de marins et de ruraux, représenter le petit monde d’idées et de rapports qui suffisent à leur existence ; montrer les formes élémentaires, farouches et grandioses, que prennent les passions dans ces âmes simples, endurcies par le travail de la terre et de la mer ; faire comprendre leur tour d’esprit, leur manière de raisonner et leur philosophie spéciale, l’espèce de culture d’un homme qui a entendu « les histoires des paladins de France sur le port de Catane, » qui a ouï parler d’Alexandrie d’Egypte et, qui, sans passer par l’école, se contente d’un fonds de sagesse constitué par les vies de saints, par des chansons et des proverbes aussi vieux que le monde ; noter les modifications causées par les notions modernes dans ces villages où l’on croit que « les bateaux à vapeur effarouchent le poisson, » et que les fils du télégraphe « sont un truc du gouvernement pour distribuer la pluie et arroser chez ses amis ; » peindre les premiers troubles apportés par le chemin de fer, « qui ressemble à une rue mouvante défilant bruyamment avec toutes ses boutiques, » par l’Etat, par l’armée,