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LE DÉSASTRE DE LEIPSICK

16 octobre. — Dans les premières heures de la matinée nous traversâmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville à notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, où nous avions l’ordre de nous rendre. À peine y étions-nous arrivés que les mille canons qui étaient en batterie éclatèrent en même temps. Toutes les armées du Nord de l’Europe s’étaient donné rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick.

Un général du 11e corps d’armée nous donna l’ordre de nous porter en avant vers un bois assez étendu, et d’en déloger l’ennemi. Nous nous trouvions à l’extrême gauche de l’armée. Le bois fut attaqué par les six compagnies en six endroits différents ; par mon rang de bataille ; je me trouvai le plus éloigné. Entrés de suite en tirailleurs, je débusquai assez vivement les Croates autrichiens que j’y rencontrai, mais à mesure que j’avançais, je trouvais-plus de résistance, et quand mon feu était vif. On criait très distinctement : « Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois était très épais ; c’était un taillis fourré où l’on ne distinguait rien à dix pas. Ne sachant plus à qui j’avais affaire, ne comprenant rien à cette défense de ne pas faire feu, et criblé en même temps de balles, j’avançai seul avec quelque précaution vers le lieu d’où partaient ces voix françaises ; je vis derrière un massif un bataillon de Croates qui fit feu sur moi. Mais j’avais eu le temps de me jeter à plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai à mes voltigeurs d’avancer et une fois entouré par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus s’occuper des cris : « Ne tirez pas ! » car il était visible que c’était de nos soldats prisonniers qu’on obligeait à parler ainsi. Cependant une fois on m’appela par mon nom en criant : « À moi, Barrès, à mon secours ! » Nous accélérâmes le pas et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates.

Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine d’ennemis qui fuyaient à toutes jambes à travers la plaine qui se présenta à nous après cette épaisse broussaille. Point d’ennemis à notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite l’enfer déchaîné, tous les efforts et tous les effets d’une