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sur la terre. Quand j’en détournai enfin mes regards, la ville, en bas, s’était rembrunie, tassée, résumée, mais les grands toits simplifiés des palais impériaux, surgissant au-dessus d’elle, imposaient à l’esprit l’aspect d’où leur vient peut-être encore leur contour, la forme primitive des tentes.

Alors, je me suis laissé tomber tout d’un coup dans l’abîme historique. J’ai revu la Chine antique, en ordre dès l’origine, depuis les trois Souverains, les cinq Empereurs, ceux dont le corps, tel qu’on le voit sur les stèles, s’enlaçait inférieurement aux formes des bêtes, ceux qui dominaient par l’influence, et dont le règne entier n’était qu’un acte immobile, et ceux qui, sobres, diligents, industrieux, endiguaient les fleuves, perçaient les montagnes, faisaient des tournées à travers l’Empire, usant d’un char pour courir les routes, d’une barque pour naviguer les rivières, d’un van pour glisser sur la boue, de crampons pour escalader les montagnes. Chacun régnait par la vertu d’un élément dont il prenait la couleur. Jamais, peut-être, une société humaine n’a été plus étroitement associée à l’ordre du monde. Chaque fonctionnaire n’était que le dédoublement et la transfiguration d’un agent naturel. Chaque trouble de l’univers avertissait d’un dérangement dans l’État. Un beau temps trop prolongé signifiait l’incurie de l’Empereur ; un ciel couvert, sa lourdeur d’esprit ; des pluies excessives, son injustice ; la sécheresse, sa négligence ; un vent violent, sa paresse ; une éclipse de soleil dénonçait la prédominance indue de l’Impératrice. Si des cerfs paraissaient dans les faubourgs, cela voulait dire que les flatteurs emplissaient la Cour. Quand les oies sauvages se retiraient au fond des campagnes, c’était une image visible de l’éloignement des sages.

Dans cet univers sans fissure, il ne restait de place pour rien de fortuit. Même le monde délirant du rêve était réduit à un sens exact. Des officiers parcouraient l’Empire afin de noter les songes. L’avenir se rendait aux devins, qui consultaient la tortue et l’achillée. Une numération exacte enfermait les choses. Il y avait les cinq châtiments, les six devoirs, les cinq rites, les cinq notes et les huit instruments. Quand l’Empereur était vertueux, l’ordre régnait par cela même. Coiffé d’un chapeau carré à brides rouges, le Fils du Ciel labourait son champ ; les princes labouraient le leur, coiffés d’un chapeau carré à brides vertes. Une musique pure et correcte rendait compte de l’harmonie de