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Rome : ils démolissent la ville éternelle. Ainsi Flaubert… Il n’a point démoli Rome ? « Seulement, ne pouvant jouir de Rome pillée ou de la Fouille mise à sac, c’est par le sarcasme, l’ironie et les fureurs d’éloquence qu’il saccage la société, stupide à ses yeux ; tous les efforts des humains douloureux soulèvent l’éclat de rire tonitruant de ce beau barbare… » Voyez pourtant l’utilité de la littérature, si elle range à n’être que railleur un tel Normand qui, sans elle, réclamerait de grandes cités à détruire : sa redoutable vigueur trouve, au jeu malin des mots, une diversion très heureuse. Il a remplacé le « délire guerrier « par le « délire littéraire ; » et c’est moins dangereux. Moins dangereux ? M. Jean Carrère se récrie : Flaubert « a brisé en de jeunes âmes le ressort de l’action et de la bonté féconde ; il a suscité en des esprits en formation le désert moral qu’il portait en lui. Il a été le plus puissant maître du récent pessimisme. » Savoir, si notre temps est pessimiste ! Je n’en suis pas sûr. Et l’optimisme aussi a son imprudence. Paul Verlaine, lui, « énerve les énergies, tue l’espérance et annihile toute virilité ; il achève, dans l’impuissance et dans le mal, l’œuvre commencée par Musset et continuée par Flaubert. » Et son influence ? « Il a dominé et conduit toute une génération. » Pauvre Lélian, je ne le croyais pas. Lui non plus n’aurait point osé le croire.

Émile Zola, un pessimiste : et donc un mauvais maître. Tous les pessimistes sont de mauvais maîtres. L’on tremble que M. Jean Carrére n’aille un peu loin, dans une telle affirmation. Mais il ne tremble pas ; car il écrit, avec une fâcheuse bravoure : « La Bruyère, La Rochefoucauld, Molière, La Fontaine furent des observateurs de génie ; leur œuvre est triste et fausse, car l’humanité y apparaît foncièrement mauvaise… » Triste et fausse, l’œuvre de la Fontaine, de Molière, de La Rochefoucauld, de La Bruyère : je n’y consentirai jamais.

Comme vous avez vu M. Jean Carrère évaluer l’influence de chacun de ses mauvais maîtres, un seul aurait suffi à démoraliser la France. On est épouvanté de ce qu’ils ont pu faire ensemble. Assurément M. Jean Carrère en est épouvanté. Mais l’ont-ils fait ? Nos jeunes gens de la récente guerre prouvent que non. Somme toute, ni Chateaubriand ne les avait rendus trop mélancoliques et dolents ; ni Balzac no les avait convaincus de rechercher la seule fortune d’un Rastignac ; ni Stendhal ne les avait persuadés d’être égoïstes ou méchants ; ni Mme Sand et Musset ne les avait amollis de volupté ; ni Baudelaire ne les avait avilis de lâcheté morale ; ni Flaubert ne leur avait enseigné le sac et le pillage ; ni Verlaine et Zola ne les avaient aucunement découragés. On les a vus tout le contraire.