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Trois musiciens ambulants s’installent sans hâte devant notre terrasse éclairée. Ils ont des airs de grands seigneurs, qui veulent bien se faire entendre au vulgaire, mais pour leur propre plaisir. Ils accordent leurs instruments, et se mettent à jouer. O merveilleux pouvoir de la musique ! Tout change dès leurs premiers accords. Ils nous enchaînent à leur rythme, ils nous entraînent par leurs sons. Nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes ; nous les suivons dans les régions fabuleuses où règnent la mesure et le nombre ; un charme opère, et nous enchante, et nous transporte. Les dîneurs marquent le mouvement, les garçons égayés sifflotent, les passants qui tout à l’heure semblaient des ombres mauvaises se dissimulant sous les arbres se rapprochent et s’humanisent. La nuit n’est plus hostile ; le ciel se parsème d’étoiles. L’âme du voyageur s’apaise, et s’étonne d’une faiblesse que déjà elle n’éprouve plus.

De tous les instruments, le violon seul connaît le secret de pénétrer jusqu’au fond de l’être. Hélas ! celui-ci interrompt son chant divin. Les musiciens plient bagage. Leur quête sera fructueuse. De quel prix le plus avare ne payerait-il pas cette trêve, dont l’effet persiste après leur départ, comme si l’air était encore rempli de ces sons bienfaisants ?


VENISE

19 octobre. — Etendu dans la gondole noire, je glisse sur les eaux vénitiennes. Derrière moi, debout sur la poupe, le gondolier pousse la gondole d’un mouvement si souple et si aisé, qu’on le dirait continu. Sara, le vieux gondolier à la face ridée ; Sara, qui depuis cinquante ans circule sur ces eaux moirées, ayant promené tant de couples et connu tant d’histoires que rien ne l’étonne plus au monde ; Sara est bavard et sociable, ainsi qu’il convient aux races bien nées. Dès qu’il voit que le seigneur étranger prête l’oreille à ses discours, il abonde en propos éloquents. Si Venise a beaucoup souffert de la guerre ? Plus qu’aucune autre ville au monde. Tous les voyageurs partis, et même une bonne partie des habitants. Pensez donc, si près du front ; et les aéroplanes qui sont venus, et qui ont démoli une église ! Personne, sauf ceux qui l’ont vue, ne peut se figurer comment était Venise, une fois la nuit venue : pas une lumière, pas une ; on aurait dit un tombeau. Ailleurs, il y a