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positivisme avant la lettre les maintinrent éloignés jusqu’au bout de toute espèce de transfiguration.

Que ces vues nous éclairent sur les origines spirituelles des générations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et qu’elles nous donnent un pressentiment de la mystérieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur l’esprit français la Grande Guerre dont nous venons d’être les témoins ! Des ferments, qui n’ont pas encore affleuré, se préparent pour nos fils dans les tranchées recouvertes.


Je publie ces Mémoires à l’âge où mon grand père acheva de les mettre au net. J’en corrige les épreuves dans le lieu où il les recopiait. A Charmes, il achevait, il y a un siècle, son Itinéraire, et dans ce même horizon, je commence l’histoire de ma vie, mon itinéraire intellectuel. J’édite ses étapes, écrites à l’aube du XIXe siècle, pour les placer comme une préface en tête de tout ce que j’ai fait. Cependant ce n’est pas dans une préoccupation étroitement personnelle ; je suis rassasié de moi-même, et j’ai cessé de m’intéresser à mes manières de sentir qui me donnent du désagrément et m’emprisonnent depuis soixante ans : j’ai l’idée de publier ici un document qui appartient à la vie nationale. Ces sortes de mémoires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siècle de recul, je m’émeus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant d’âmes nobles qu’il n’a pas connues, qu’il n’était pas dans sa destinée de rencontrer, et qui pensaient à lui, elles et lui se coudoyant à leur insu. Quand je lis ce que mon grand père raconte de sa journée du Sacre, où il faisait la haie sur le passage de l’Empereur, je songe à ce que André-Marie Ampère écrivait, le même soir, après avoir vu le cortège impérial. La vue d’un drapeau tout en lambeaux, déchiré dans les guerres ; et le « froid moins rude ce jour-là pour ceux qui sont sous les armes, » voilà ce qui Frappe ce grand homme d’un si beau génie et d’une si noble sensibilité. Il a une pensée, d’inconnu à inconnu, pour mon grand père ; et moi, après cent ans, j’éprouve pour André-Marie Ampère et son fils Jean-Jacques un mouvement d’amitié. Ainsi se forme la patrie dans les âmes.

Et puis de tels Mémoires constituent un élément excellent pour comprendre ce qu’est une famille française, pour suivre la