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joli jeu du monde. Quelle aimable idylle que ces lettres ! Mais quel méchant génie devait pousser la malheureuse à les gâter sans remède, sous prétexte de les corriger ? Elle est humble, elle est douce, modeste, insinuante ; elle lâche à gagner les bonnes grâces de toute la maison : elle fait de petits cadeaux à Christiane (la femme de Gœthe) et à son secrétaire Riemer. Elle, qui n’est pas très forte sur les ouvrages d’aiguille, elle fait pour la Frau Geheimrath une veste de tricot. Autant de façons de penser à lui, autant de prétextes de lui écrire et de l’occuper d’elle-même. Car elle sait bien qu’elle a peu de chose à lui offrir, et qu’une gamine de son espèce est bien osée d’attendre un regard du premier poète de l’Europe. Elle s’excuse gentiment : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a... Un chien regarde bien un évêque... » Comme elle n’a pas grand chose à dire, elle s’ingénie à trouver des sujets dignes d’intéresser son grand homme : elle lui envoie des brochures juives, des programmes d’éducation. Surtout, elle se rattrape sur le paysage : quel aubaine qu’un voyage dans le Harz ou aux bords du Rhin, à Salzbourg, à Munich, à Vienne ! A chaque étape, elle voit du monde, elle informe son ami des nouvelles de Tieck, de Mme de Staël, de Jacobi, de Rumohr ; elle lui envoie des gravures, fait copier à son intention le portrait de Dürer ; tantôt c’est la « première » de la Médée de Cherubini, tantôt l’Iphigénie de Glück à l’Opéra de Berlin ; une autre fois, elle a découvert de la musique à quatre voix et fait tenir à Gœthe les Psaumes de Marcello ; à Vienne, elle va voir Beethoven. En un mot, elle se met en quatre pour se rendre nécessaire, se rabattant, quand les sujets manquent, sur une promenade, une rêverie, un coucher de soleil, — la nature est si complaisante ! — et c’est une succession de nocturnes, de sérénades, des élégies en prose d’une beauté souvent merveilleuse, presque égales à ce que le Lied a produit de plus parfait, le tout jeté au galop et à bride abattue, sans un point, sans une virgule, dans une sorte de torrent lyrique, toujours pressé d’en revenir à la même conclusion, et où chaque page s’achève par un hymne d’amour.

Tout cela est charmant. Mais il y a une question qu’on ne peut pas s’empêcher de faire. A l’époque de ces lettres, Bettine avait vingt-deux ans, et Gœthe cinquante-huit. Sans doute, rien n’est plus commun que ces passions de fillettes qui se montent la tête pour un professeur, un comédien, un ténor, un prédicateur.