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m’y suis presque endormie, le monde autour de moi me paraissait si calme ! Il ne s’est pas fâché et n’a pas retiré l’épaule ; le peu de mots qu’il m’a dits est un si grand honneur pour moi ! Il m’a passé une bague au doigt de la main droite : c’est une intaille qui représente une petite figure qui se coiffe.


Mais il ne faudrait pas que les fantaisies de Bettine nous empêchassent de distinguer le prix singulier de son livre ; ou plutôt, puisque nous pouvons comparer les deux textes, il ne faudrait pas que les impostures de la seconde Bettine nous fissent oublier le charme de la première. Ce charme est demeuré assez fort pour enchanter encore, à travers les mensonges des Lettres à un enfant ; il n’a pas cessé de recruter à cette enjôleuse des défenseurs, empressés à trouver des excuses à ses improbités les plus inexcusables, comme il est arrivé à certaines condamnées célèbres, qui ont toujours réussi à persuader les gens par on ne sait quel air touchant d’ingénuité. Et puisque nous avons tous les éléments de la cause, examinons, à la lumière des documents nouveaux, le cas de Bettine von Arnim.


Il y avait à Francfort, vers 1770, dans un triste coin de la Sandgasse, un commerçant italien du nom de Pier’Antonio Brentano. C’était un de ces négociants comme il y en a partout, qui vendait des primeurs et des produits de son pays ; riche, dur, autoritaire, avare et magnifique, ayant terrorisé deux femmes, dont il avait eu toute une marmaille d’enfants. Chacun, dans cette république, avait son grain de folie : c’était même à Francfort une manière de proverbe, que « là où la folie finit chez tout le monde, chez les Brentano elle ne faisait que commencer. » En effet, c’est de cette même boutique de la Tête d’or, que devaient sortir deux des phénomènes les plus extraordinaires de la littérature allemande, la susdite Bettine et son frère Clément, le délicieux lyrique qui allait un beau jour s’enfermer pour quatre ans avec une stigmatisée, et stupéfier l’Europe, en plein XIXe siècle, et cinquante ans après Voltaire, par les visions de Catherine Emmerich.

Il ne faut jamais oublier que cette Allemande est à moitié Italienne (Bettina, c’est la forme italienne d’Elisabeth, mais notre héroïne n’a jamais écrit et signé que Bettine, et nous lui conservons ce joli nom). Elle est donc quelque chose