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ce « document » de mystification. Dès lors, une polémique interminable s’engageait sur le degré de confiance que méritent les Lettres à un enfant, et sur la part de vérité qu’elles peuvent contenir : c’est un des sujets auxquels reviennent sans cesse les critiques de Goethe. Et il en résultait que cet ouvrage, comme tous ceux de Bettine, sa Günderode ou son Ambrosia, n’était guère qu’un « roman par lettres, » où il fallait désespérer de démêler jamais la vérité de l’invention.

Mais tout cela n’a plus aucune espèce d’importance. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir : on vient de nous donner les textes originaux. Ils étaient conservés au château de Wipersdorf (Brandebourg), dans la famille Arnim, enveloppés encore dans la même chemise de satin rose où Bettine les avait rangés lorsque, suivant les volontés de Gœthe, ses lettres lui avaient été rendues, en 1832, par le conseiller Müller. C’est ce précieux dépôt, gardé intact par ses enfants, que nous avons entre les mains, dans une édition minutieuse, qui respecte jusqu’à l’orthographe et à la ponctuation à la débandade de Bettine, et qu’éclairent en outre des notes judicieuses, jointes à cent extraits empruntés au Journal de Gœthe et aux lettres contemporaines. A présent, on peut dire que nous n’ignorons plus rien du secret de Bettine et de l’étrange roman d’où sortirent les Lettres à un enfant.

Avouons-le tout d’abord : l’éditeur a beau dire, on ne peut pas laver Bottine du reproche de supercherie. Ainsi, des trente-cinq billets qu’elle attribue à Gœthe, et qu’elle prétend que celui-ci lui aurait adressés, il faut bien reconnaître qu’elle en a supposé environ une vingtaine, et qu’il lui arrive encore de falsifier les autres. Elle n’est pas plus scrupuleuse avec ses propres lettres, qu’elle ne peut se garder de retoucher et d’embellir. Un exemple. Étant aux eaux de Schlangenbad, au mois de juillet 1808, elle écrit à Gœthe, qui faisait sa cure de Carlsbad :


La jeune princesse de Bade (Stéphanie de Beauharnais, nièce de Joséphine) se trouvait avec sa compagnie sur la terrasse inférieure et y prenait le thé. Trois cors du théâtre de Mannheim lui avaient préparé une surprise : ils se mirent à jouer dans les bois. Aussitôt j’oubliai toutes les grandeurs mondaines, je me rapprochai des instruments, je me glissai tout près, tout près, pour recevoir directement dans l’oreille et dans le cœur les éclats de cette force sonore. C’était une volupté.