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en ce coin de pays, et projetait le long des gerbiers des ombres courtes. On aurait dit des fragments épars de ruines, bossuant par endroits le sol, des entassements de choses mortes sous la poussière lumineuse de la planète. Apparence seulement. Une vie mystérieuse, un reste de vie continuait à animer les épis drus, les épis barbelés. Cette nuit, un jour après, une nuit encore, on abandonnait les monceaux blonds aux influences naturelles, aux agents nutritifs de l’atmosphère, à l’eau sous forme de rosée, à la flamme sous forme de rayons. Et l’eau du matin et du soir achevait de dilater la substance farineuse, et l’effluve solaire de la solidifier, d’en durcir la pellicule, où réside le secret de son incorruptibilité. Maturité unique de ce fruit de la terre, indispensable à l’homme, qui seule n’engendre point avec le temps de décomposition. Dans la nuit moite des tombeaux même, le grain demeure intact et vivant, immortel, prêt à germer.

A la seconde aurore, on emportait la moisson sur les chars. Les hauts véhicules, aiguille fichée en tête, câble serré sur la charge, roulaient vers la maison. Ils s’en allaient à travers les chemins herbeux d’exploitation, avec des grincements rauques de fer et de bois cahotés, ou prenaient la grand route, entre les colonnes végétales, des platanes dont la peau se détache et change au feu de l’été, et revêt un ton patiné de marbre. Et quand le char penchait sur le terrain inégal, les hommes, à bout de bras, appuyaient la masse oscillante de leurs fourches piquées dedans, de crainte de la voir verser. Et tant qu’il en restait, le matin et le soir, avant et après le plein jour qui fait dégrainer l’épi, on rentrait la moisson, et le champ emplissait la grange jusqu’aux maîtresses poutres, où le blé une dernière fois bruissait en les heurtant. Enfin on rabattait le lourd portail sur la récolte pour « priver » les poules, pour les empêcher de picorer le grain, et l’on apprêtait les fléaux. On battait alors au fléau, comme on vannait à la pelle et au crible. On peut dire que l’histoire de la moisson se divise en trois cycles : celui de la faucille, celui de la faulx, celui de la moissonneuse. Et chacun de ces outils en commande d’autres : la faucille, je viens de l’indiquer ; la faulx, le batteur à traction animale et le ventilateur ; la moissonneuse, le batteur à vapeur et sa locomobile. Ici, battre, cribler, vanner, s’accomplissent à la fois.

Les fléaux prêts, on balayait l’aire, on l’enduisait de bouse