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cahot lui arrachait un cri. J’aurais voulu fuir pour ne pas entendre ces gémissements. Cette nuit restera toujours dans ma mémoire ; je verrai toujours les buissons émergeant de la plaine inondée, les chevaux exténués de fatigue, et toujours, toujours, j’entendrai cet incessant cri d’angoisse.

Au matin, le malheureux expira.

Une autre fois, je devançais un chariot dans lequel était couché un blessé recouvert d’un manteau sur lequel posait un revolver. Le blessé m’expliqua qu’il voulait avoir son arme à portée de la main pour tuer le cocher, au cas où celui-ci le jetterait hors du chariot, et ensuite se suicider à son tour.

Le personnel médical qui s’était voué aux soins des blessés, — ces femmes-infirmières de la Croix-Rouge, qui, sans pouvoir leur porter qu’une aide souvent inefficace, voyaient mourir lentement ces malheureux jeunes gens, — fut au-dessus de tout éloge. C’est durant cette campagne que la femme russe se montra encore une fois dans toute la grandeur de son âme, participant aux plus dures épreuves de ce long et mémorable exploit...

Comme je l’ai déjà dit, nos rencontres avec les bolchévistes, jusqu’à Ekaterinodar et notre repli sur le Don, se terminèrent toujours avec succès pour nous ; mais ces succès ne nous procuraient pas de véritables résultats. Après chaque défaite infligée à l’adversaire, notre armée, privée de toute base et gênée par d’énormes convois, ne pouvait ni s’arrêter et se reposer, ni se mettre à la poursuite de l’ennemi : il lui fallait avancer toujours, sans trêve et sans repos, avec cette seule perspective de se heurter de nouveau et inévitablement à un ennemi que ses pertes n’affaiblissaient pas, les bolchévistes ayant l’avantage de posséder des réserves humaines inépuisables.

Il fallait une hardiesse extraordinaire et une confiance illimitée dans la bravoure des troupes, pour entreprendre et poursuivre une telle campagne et avancer dans cet océan bolchéviste. Le futur historien militaire qui étudiera cette nouvelle Anabase ne pourra se défendre d’admirer la volonté, les talents et la présence d’esprit des chefs, ainsi que le courage insurmontable de cette petite armée, toujours supérieur à toutes les déceptions que le sort implacable a voulu semer à chaque pas de la route.

Et ces déceptions furent innombrables.