Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/365

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

énormément les routes boueuses de ce printemps précoce et froid.

Il fallait voir cette boue !

Cette boue gluante, où le pied glissait et où s’empêtraient les talons, était effroyable. Que de chevaux nous y avons perdus ! Combien de fois ai-je vu les magnifiques et tristes yeux de ces pauvres bêtes, dans l’attente d’une fin inévitable et douloureuse !

Un jour, au Kouban je faisais route avec l’infirmière Tatiana Engelgardt. Au cours de ces souvenirs, j’aurai plus d’une fois l’occasion de parler des deux sœurs Engelgardt, — types accomplis de la jeune fille russe, humble, résignée, et si brave ! — pareillement dignes d’admiration pour leur grand et noble patriotisme. Le menu épisode que je raconte ici donnera une idée des conditions dans lesquelles nous étions obligés de cheminer. La sœur Engelgardt prenait les devants, tâchant d’éviter les endroits plus particulièrement humides. Tout à coup, je la vis trébucher et l’une de ses bottes s’enfonça dans la boue. — Elle était chaussée de grandes bottes d’homme. — Tous ses efforts pour dégager son pied sans le faire sortir de la botte furent vains. Il fallut se résigner. Arrêtée au bord du chemin, elle attendit que j’eusse repêché la botte. Mais ce ne fut pas tâche facile. La boue ne voulait pas me céder sa proie, l’engloutissait de plus en plus. Je dus creuser à pleines mains dans la boue : après bien des efforts, je pus enfin présenter à ma charmante compagne son élégante chaussure.

Quand nous avions marché tout le jour, nous arrivions le soir dans quelque village, exténués de fatigue, boueux, aigris, affamés. Nous manquions presque toujours de cigarettes et de tabac, souvent de sucre. Du moins, ne souffrions-nous pas de la faim, car nous avions en suffisance du pain, du lard et du « borstch, » de la soupe de betteraves, dont la seule vue, à présent, me. soulève le cœur.

Les marches de nuit étaient les plus pénibles. Je me souviens de la première que nous dûmes fournir. Korniloff avait été averti que les bolchévistes préparaient une attaque : pour la première fois, nous étions obligés de traverser la voie ferrée sur laquelle ils possédaient des trains blindés. Il fallut changer subitement de direction. Après notre vingtaine de kilomètres de la journée, nous avions hâte de nous reposer. Il faisait très