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à coup à Cardénio ! Lui, il avait fait mieux que de se flageller pour celle qu’il aimait. Il lui avait donné sa vie ! Il la lui donnerait encore, s’il vivait ! Ne le lui avait-il pas dit dans sa lettre suprême : « Toujours à vos côtés ! toujours ! même sans espoir !.. Jusqu’au bout, jusqu’à mon dernier soupir !.. »

À cette pensée, des larmes montèrent à ses yeux. Elle dut faire un grand effort pour ne pas éclater en sanglot. Cependant, afin de prolonger cette conversation à la fois déchirante et délicieuse, pour arrêter plus longtemps son esprit sur des idées qui l’affoaient et qui la transportaient, elle ajouta, avec un scepticisme feint :

— Non ! je ne puis pas croire ces choses ! Ces hommes qui se donnent la discipline, en costume de pénitents…

— Mais, madame, dit iméptueusement la grosse fille, si Votre Majesté pouvait regarder aux fenêtres de son palais, elle verrait, tous les soirs, dans les jardins du Retiro, des envoûtés d’amour qui se frappent jusqu’au sang pour l’une d’entre nous, au son des guitares et de smandores, parmi les chansons des poètes !… Tenez ! il me semble qu’en ce moment… Oh ! madame, écoutez !…

Il faisait nuit, il était à peine cinq heures du soir. Les ménines de service n’avaient pas encore allumé les bougies. Dans les demi-ténèbres de la haute chambre palatiale, la Reine prêta l’oreille… Elle perçut un bruit étouffé d’instrument, auquel se mêlait la mélopée traînante d’une romance espagnole. De l’autre côté, dans la chapelle du couvent, l’orgue grondait, soutenant la psalmodie des moines qui chantaient l’office du soir. Et, par delà les charmilles dénudées, jusqu’à la limite des jardins royaux, un chant pareil s’élevait de tous les ermitages, qui montaient la garde autour de la maison des Roi. Puis, les notes aiguës des guitares amoureuses déchiraient l’ombre, tout à coup, comme le cri d’un homme blessé à mort…

C’en était trop ! La Reine ne pouvait plus soutenir le flot d’émotions qui passait sur elle. Elle défaillait dans cette atmosphère trop lourde, trop capiteuse, dans cette ruche d’amour, tout pleine d’une ferveur secrète et silencieuse, d’un bourdonnement de passion continu. Elle avait besoin de changer d’air.

Ce même soir, lorsqu’elle fut seule avec le Roi, elle le sup-