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armé par les prises faites à l’ennemi, approvisionnée par ses hardis corsaires, défendue par une garnison dont la valeur s’accroissait sans cesse, cette colonie était imprenable et resta française pendant toutes les guerres de la Révolution. C’est à juste titre que la Convention décréta par deux fois que l’armée des Antilles avait bien mérité de la Patrie.

Victor Hugues voyait loin et juste ; il savait se renseigner, car il entretenait partout des agents, et égarer l’ennemi, car il avait pris à sa solde le chef de l’espionnage anglais à la Guadeloupe. Le 6 prairial an VI, il détaillait au ministre les forces de la flotte anglaise, l’affaiblissement des effectifs par la dispersion et la maladie, l’état précaire des fortifications et les sentiments de désaffection qui remplissaient les populations des Antilles anglaises. Une escadre française, maîtresse de la mer pendant un petit mois, nous donnerait toutes les Antilles, la Jamaïque et la Guyane anglaise : « Les Antilles anglaises, répétait-il le 4 messidor an II, sont ouvertes fi tous ceux qui voudront débarquer et qui seront pour un moment les maîtres de la mer. »

Je l’ai remarqué ailleurs, l’importance de l’expédition de Sir Raph Abercromby en 1796 mesure le prix que l’Angleterre attachait à la possession des Antilles. En 1805, au moment même où la Grande Armée était réunie au camp de Boulogne, c’est en menaçant ces îles par les escadres de Villeneuve et de Missiessy que Napoléon éloigna des mers européennes les forces de Nelson et faillit assurer le passage de la Manche par sa flottille. Ce théâtre d’opérations a été trop négligé pendant les guerres de la Révolution, et, malgré la supériorité de la flotte anglaise, d’utiles diversions auraient pu s’y produire, grâce au point d’appui que nous y donnaient les troupes noires.

Ce n’est pas seulement le point de vue militaire qui rend importants les rapports de Victor Hugues. C’est aussi l’exposé de l’organisation politique et sociale qu’il improvisa au milieu des opérations les plus actives, pour garder l’ordre indispensable et assurer l’existence d’une île entièrement isolée du monde.

Il parait bien s’être rendu compte que le droit à la liberté serait considéré par les nouveaux affranchis simplistes comme le droit à la paresse. Aussi il institua pour les « ci-devant esclaves » le travail forcé, assuré par les peines les plus sévères ; l’esclave libéré ne recevait qu’une « portion de liberté » destinée à s’accroître avec les progrès de l’instruction, et il faut