Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diviser pour régner. Aussi, tout en dénonçant sous cape au triste et soupçonneux monarque les moindres incartades de la sa jeune femme, elle affectait de traiter celle-ci toujours avec plus de douceur et elle s’efforçait de gagner sa confiance.

Néanmoins, si indulgente que tâchât de paraître la Camarera, la Reine eut beaucoup de peine, au début, à s’accommoder de son nouveau genre de vie au Retiro. Dans cette maison de plaisance, tout était défendu. Elle ne pouvait ni monter à cheval, — et c’était une de ses passions, — ni jouer de la harpe, ni toucher du clavecin, ni causer avec qui elle voulait. Dès que ses femmes françaises avaient fini leur service, on les congédiait impitoyablement, et on les surveillait tout le temps qu’elles étaient avec elle. Impossible de descendre aux volières, de se promener dans le parc, ou d’aller patiner sur l’étang, sinon accompagnée de toute une escorte ennuyeuse de vieilles señoras de honor en costumes de veuves. L’infortunée s’en consolait comme elle pouvait, en contemplant, dans les glaces de son beau cabinet d’ébène, les allées d’un jardin imaginaire…

Contre son sort, contre le rapace cruel qui l’étreignait dans ses serres, elle se débattait avec une énergie désespérée. En dépit de tout, elle voulait être heureuse. Reine malgré elle, dédaigneuse du pouvoir, insoucieuse de toute influence, elle voulait au moins goûter les plaisirs de ce métier délicieux, qu’on lui avait tant vanté. Et, comme le Roi était décidément le moins aimable des hommes, comme elle n’avait personne autour d’elle, à qui donner son amour, et qu’elle n’osait plus penser à Cardénio, — à Cardénio mort pour elle, du moins elle le croyait, — elle se mit peu à peu à s’aimer elle-même passionnément.

Elle prenait la vie comme elle venait. Ne pouvant pas sortir à son gré, elle restait au lit le plus longtemps possible. Souvent même, elle ne se levait qu’à cinq heures, pour goûter. Elle soupait un peu plus tard et, dès huit heures, la Camarera l’obligeait à s’aller coucher. Aussi, à mener cette existence paresseuse, ne tarda-t-elle point à engraisser. Sa gorge, si belle, s’épaississait. Tout le monde le remarqua. De jour en jour, son embonpoint augmentait, — et cela d’autant plus qu’elle mangeait avec excès, n’ayant guère d’autres jouissances que celles de la table.