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comme tout bon Breton, passionnément individualiste, comme tous les fils de Rousseau, il était asservi plus que d’autres aux fantaisies de son imagination et aux caprices de sa sensibilité. Ulcéré par les réfutations, les injures qui lui venaient de son propre parti, fort de son absolu désintéressement, il prit pour « la haine de la vérité » ce qui n’était qu’exaspération de la polémique, et il commença à douter de la légitimité d’une doctrine qui s’accommodait de pareils moyens de défense. La Révolution de 1830 avait exalté ses aspirations plébéiennes et l’avait imbus, comme tant d’autres de ses contemporains, de mille généreuses chimères sur la prochaine émancipation des peuples. Quand il vit que la Papauté refusait de le suivre dans cette voie, de s’associer à son rêve d’une théocratie démocratique, cette prudence trop compréhensible lui fit l’effet d’une abdication et d’un suicide : il vit dans sa propre condamnation la preuve décisive que la vie s’était définitivement retirée du vieil arbre auquel il avait essayé de rendre un peu de sève, et, dans cette désillusion suprême, sombra tout ce qui lui restait de croyances. La « défection » de Lamennais a été la conséquence assez logique de cet état mental fort complexe et qui a ses multiples origines dans tout le passé de l’écrivain. Pour empêcher cette défection, il aurait fallu que les circonstances, ou des amitiés tendrement éclairées et discrètement dévouées vinssent modifier les dispositions morales du malheureux grand homme. Les circonstances et les amitiés, tout lui manqua à la fois.


VICTOR GIRAUD.