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des tirages presque fabuleux ne dissipe pas, au contraire, le malentendu qui a existé entre ses compatriotes et lui. L’attention que lui accorda l’étranger, — l’Angleterre et la France, — désignait cet écrivain puissant et prolixe comme un artiste, alors qu’aux, Etats-Unis on l’eût considéré volontiers uniquement comme un amuseur de ces innombrables « classes moyennes » où se recrutent les lecteurs des magazines illustrés, et placé au rang où nous mettrions en France, par exemple, un grand feuilletoniste.

Jack London eut toute sa vie, au point d’en souffrir au milieu même de ses succès, le sentiment de valoir mieux que son œuvre, et de porter en lui des œuvres plus originales, qui n’eussent été ni goûtées, ni comprises, ni surtout « achetées. » Comme le succès, avec ses conséquences matérielles, avait comblé ses longs désirs, et qu’il en avait pris le goût et le besoin, il produisait, afin de recueillir de nouveaux suffrages, et, surtout, encore plus d’argent, des romans parfois « bâclés » en trois mois, tantôt bons, tantôt médiocres, mais qu’il jugeait tous indignes de lui. Alors il maudissait les éditeurs qui suivent le goût du public, et ce goût même qui exigeait de lui de telles besognes.


Ne m’appelez pas artiste, disait-il à son ami Emmanuel Julius [1], je ne suis qu’un assez bon artisan. Je hais ma profession. Vous croyez que je ne dis pas la vérité ? J’ai choisi ce métier, mais je le hais !

Je vous assure, disait-il encore, que ce n’est pas parce que j’aime la littérature que j’écris. Je la méprise. Je ne pourrais pas trouver de mots qui disent là-dessus mon dégoût. Mais cette besogne me rapporte (oui, cette besogne). Mes livres et mes contes produisent une masse d’argent. Pour mon goût, j’aimerais autant creuser des tranchées le double d’heures par jour, si cela rapportait autant. Je suis sincère lorsque je dis que mon métier m’écœure. Ce que les éditeurs-capitalistes me demandent, je le crache de mon cerveau. Les éditeurs n’admettent que ce que le public admet, — et la vérité n’intéresse pas les gens. A quoi bon se casser la tête contre les murs ? On donne aux gens ce qui leur plaît. Sachons bien que ce que l’on aime, soi, ce à quoi on croit, ne sera jamais objet de marché.

Je suis las de tout. Je ne pense plus au monde, ni à la révolution, ni à l’art d’écrire. On dit que je suis un grand rêveur : oui, je rêve à mon ranch, à ma femme, je rêve de bonnes terres et de beaux chevaux.

  1. Current Opinion, janvier 1917.