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Il doute de l’avoir jamais aimée. Après quelque temps, il veut reprendre la mer. Il sourit de se voir, lui, le matelot qui jadis manœuvrait à l’avant, installé maintenant dans une cabine de luxe. Mais ni ce luxe, ni le voyage, ni l’océan même, ne peuvent secouer son apathie et guérir son dégoût.

« Le jour où la Mariposa passa l’Equateur, le millionnaire Martin était plus malheureux que jamais. Il ne pouvait plus dormir. Etant saturé de sommeil, il lui fallait maintenant rester éveillé et supporter l’aveuglante lumière de la vie. Il allait et venait, inquiet, sans pouvoir trouver de repos. Les torrentielles averses ne parvenaient pas à rafraîchir l’atmosphère humide, accablante. Il souffrait de vivre, atrocement. »

Une strophe de Swinburne lui apprend alors qu’on peut se délivrer de la vie par la mort. Et il se noie, passant par le grand hublot de sa « cabine de luxe, » tombant dans la mer ténébreuse et s’y enfonçant avec une obstination dont le terrible récit est une des beautés du livre.


Quand ses pieds eurent touché l’eau, il se laissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Tel un mur sombre piqué de lumières vives, le flanc de la Mariposa glissa le long de lui, très vite. Presque sans qu’il s’en doutât, elle le dépassa, et il nagea doucement dans l’écume pétillante.

Une bonite, attirée par son corps blanc, vint le mordre et cela le fit rire. Elle avait emporté le morceau ; la petite douleur qu’il en ressentit lui rappela pourquoi il était là : l’action le lui avait fait oublier.

... L’instinct de la conservation agissait encore ! Il cessa de nager. Mais dès que la mer eut recouvert ses lèvres, ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. « Le désir de vivre ! » se dit-il en se moquant de lui-même. Mais il avait assez de volonté pour en finir, pour, d’un effort, cesser d’être !

Il changea sa position, se mit debout. Il regarda les étoiles, les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine. D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds, il éleva son buste hors de l’eau pour prendre son élan et plonger. Puis il se laissa aller, et descendit, immobile, comme une statue blanche, dans les flots. Il aspira l’eau, profondément, de toutes ses forces, comme un anesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment ses bras et ses jambes agrippèrent l’eau avec violence et il remonta à la surface, dans la claire lumière des étoiles.

Désir de vivre ! il lâchait vainement d’empêcher ses poumons qui éclataient d’aspirer l’air. Il fallait essayer d’une autre manière. Il