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Ruth se réveille donc. Mais elle n’est pas capable d’une véritable transformation. Les deux ans d’attente qui doivent permettre à son fiancé de devenir un homme présentable étaient trop pour elle. Pendant ces deux ans, au cours de deux cents pages du roman, nous assistons au rapide et ardent développement moral de Martin Éden, et à une lutte inouïe entre son activité littéraire, son travail au milieu de la notre misère, et les « éditeurs » obtus. La répétition même des phases de cette lutte recèle une sorte de grandeur. Ce sont vingt contes, cent contes bientôt, qui voyageront d’un bout à l’autre des Etats-Unis, refusés par les revues, renvoyés à d’autres, s’amoncelant sur la table de bois blanc de l’écrivain, lorsqu’il n’a plus même assez d’argent pour en payer l’affranchissement et les exposer à de nouveaux hasards. Rien ne réussit. De temps à autre, comme un éclair, un chèque minuscule apparaît dans la chambre sordide, — quinze dollars, — dix dollars, — envoyé par une obscure petite revue qui a retenu un conte. Martin Eden s’use, souffre, travaille. Sa fiancée doute de lui, s’entête à lui faire chercher une « situation, » le comprend de moins en moins, et plus d’une fois a honte de lui. En Martin, un orgueil inouï se développe au contraire. Il se sent depuis longtemps supérieur aux amis de Ruth, et il se sentira bientôt supérieur à Ruth elle-même.

Ici nous touchons au chef-d’œuvre. Les éléments d’un drame humain magnifique sont rassemblés. On pense à la Lumière qui s’éteint, on attend la cristallisation de la tragédie. Mais elle ne se produit pas. Jack London, — Martin Eden, — n’a pas conscience de ce qui se passe. Il est débordé par sa propre vie. On songe à ce que dit Pascal du roseau pensant, supérieur à la nature « parce qu’il sait qu’il meurt. » Martin Eden n’en sait rien. Il est pareil aux forces aveugles, il ne les domine pas par ce clair regard désabusé que les hommes dignes de ce nom ont jeté sur le monde déchaîné contre eux. Il est roulé par les vagues universelles. Sa fiancée l’abandonne. Alors, soudain, le rythme change autour de lui, et, sans raison apparente, comme le cas en est fréquent dans les destinées littéraires, ses contes et ses nouvelles atteignent brusquement le succès et il est « porté aux nues » par un public engoué. Il devient riche. Il est aimé, adulé. Mais les ressorts vitaux sont usés en lui. Ruth revient en vain lui redemander son amour.