Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/903

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Allons la rejoindre. Le trajet est affreux. Descendons de notre observatoire tout gluant de sang. Passons rapidement dans un coin où arrivent les moutons qu’on a égorgés dans une salle voisine. Evitons ces mourants, et allons retrouver le bœuf, écroulé au pied de sa trappe ouverte, et qui détache ses dernières ruades. Des hommes le saisissent, et le premier soin est de lui écorcher la tête. Après quoi, on le suspend à une chaîne sans fin, qui court sous le plafond, et la pauvre bête est emportée dans un étrange voyage.

La chaîne où elle est accrochée commence son lent pèlerinage et la promène devant des tables longitudinales, où des ouvriers attendent son passage. L’animal mort défile devant les hommes immobiles dont chacun doit accomplir une besogne strictement définie. Le bœuf va ainsi de proche en proche se faire vider par l’un, dépouiller par l’autre, scier en deux par un troisième. A un bout de la salle, sa tête tombe, et elle est donnée en prise à des vétérinaires qui ouvrent les glandes, jugent l’animal sain, et font dégringoler la tête examinée dans un guichet, d’où elle descend par son poids à l’étage inférieur. A d’autres endroits, l’animal passe devant des ouvriers armés de lances qui l’arrosent, et de brosses qui le nettoient. Entraîné par le mouvement impitoyable de la chaîne où il est suspendu, il parcourt quatre fois la salle. Au bout du trajet, il a été scié en deux, nettoyé, estampillé, et tout pareil enfin aux quartiers de bœuf qu’on voit aux boucheries. Entre le moment de sa mort et celui où il a atteint cet état parfait, il s’est écoulé vingt minutes.

Ce quartier de bœuf s’en va dans les salles froides, l’une à zéro, l’autre à — 10°, hypogées obscurs, éclairés à la-lumière électrique, emplis d’une buée glacée. Nous le touchons, il est dur comme le bois. C’est de là qu’il partira pour l’Europe, les viandes grasses pour l’Angleterre, les viandes maigres pour la France, qui les préfère. Dans d’autres salles, ce qui fut le bœuf s’élabore sous nos yeux. Voici de grandes cuves où flottent les graisses étirant dans l’eau leurs blanches et molles dépouilles. Ainsi lavées, nous les revoyons dans une salle, mais cette fois sous un pressoir de bois. Il en coule une sorte d’huile qui est la margarine, et il reste sous la vis, entre les planches, un gâteau plat, blanc et cassant, qui est la stéarine. Une autre salle, blanche comme une salle d’opérations, est occupée par des, cylindres de verre qui tournent lentement, silencieusement. Ils