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mettre à genoux, fait un geste de gamin. La foule se fâche ; et les « Zou ! zou ! » s’élèvent, menaçants. Plutôt que de se mettre à genoux, Françoise se sauve et, tenant serré son enfant, court, saute par-dessus un puits, court et parvient à s’esquiver. « Un chat n’aurait pas fait ce que j’ai fait ! » disait-elle plus tard. Le soir, elle s’esquive encore ; elle gagne le Vivarais, le hameau des Mages, où elle apprend la mort de son mari. Elle mène, des semaines durant, la vie d’une vagabonde. Les « gendarmes » sont à ses trousses, la rencontrent, lui demandent où est la nommée Françoise. Elle ne le sait pas. Où va-t-elle ? A tout hasard, elle nomme un hameau des alentours. « C’est là que nous allons, dit l’un des gendarmes, qui fait le galantin. Monte derrière moi ; je te conduirai ! » Elle répond qu’elle est une honnête fille. Le galantin s’excuse et s’en va. Mais il s’agit de n’être pas reconnue, la prochaine fois. Elle aperçoit un berger dans un pré, lui glisse un écu dans la main, lui prend son chapeau, son manteau, s’en coiffe, s’en habille, et : « Brave homme, ne me perdez pas ; je suis votre goujat ! » Cinq ans après ce péril, Françoise épouse Antoine Reynaud, de Nîmes. « Elle s’éleva en même temps que lui et, dans aucune circonstance, ne fut au-dessous de l’état social qu’il s’était peu à peu créé. » Elle détesta l’Empereur ; elle eut sa plus grande joie au retour des Bourbons. Elle avait « un entrain de tous les diables, » une gaieté du Midi, une santé florissante et une sagesse heureuse.

L’aînée de ses filles, Adeline, était bien différente : « une personne mince et frêle, avec un teint olivâtre et de grands yeux tristes, une nature rêveuse, romanesque, passionnée pour la lecture, aimant mieux vivre avec les héros des histoires dont elle nourrissait son imagination qu’avec les réalités de la vie ; malgré cela, une âme de sainte, d’une mansuétude infinie… » Elle fut la mère du petit Chose et du sensible Jacques, son frère, qui avait le goût des larmes.

Quand vinrent les malheurs de la famille, l’aîné des fils dut abandonner le collège et travailler au magasin, plier les foulards de soie imprimée, faire les emballages, dresser les factures, recevoir les créanciers, compter les derniers écus, endurer l’angoisse et l’humiliation. Tout cela, l’auteur de Mon frère et moi le raconte avec une poignante exactitude, et en historien, jusqu’au moment où les pleurs d’autrefois lui remontent aux yeux : « Jours de notre misère, quel sillon vous avez creusé dans notre souvenir ! de quelle maturité précoce vous avez revêtu notre esprit ! Oui, à vivre avec l’adversité, nous sommes de bonne heure devenus des hommes. On le deviendrait à moins !…