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bercail où il avait dormi agneau. » Et alors, devant cette vision, le grand proscrit se berce d’une illusion suprême : désarmer ses compatriotes, les attendrir (attendrir des pierres ! ) à force de gloire et de génie, devenir assez grand pour faire cesser les factions et pour rentrer, dans le pardon d’un nouveau baptême, recevoir à Florence le laurier des poètes. Et il confie son rêve à ce soupir sublime :

Se mai continga ché’l Poema sacro

M. Corrado Ricci retrouve dans le Paradis l’image de la Romagne. Ah ! combien plus Florence, et Florence toujours ! Trois chants, les plus humains que le poète ait écrits, sont uniquement remplis d’elle. À cette heure de sa vie, ce ne sont plus les choses présentes ni le spectacle des réalités qui émeuvent le poète : c’est le monde du regret et l’empire de son désir. « O notre chétive et mortelle noblesse de la terre ! » Avec quelle naïveté il l’exprime et s’en montre remué ! Pendant trois chants entiers, il suspend l’enchaînement des descriptions célestes, pour se plonger avec délices dans les souvenirs humains et dans les mémoires de la famille. Ces trois chants de Cacciaguida, le trisaïeul de Dante, forment un des plus vastes épisodes du poème : une petite épopée florentine, au milieu de la divine épopée. Le poète se fait raconter par l’ancêtre la Florence d’autrefois, l’étroite ville féodale dont le sang coulait pur jusque dans les veines de l’artisan, les mœurs rudes, les ceintures de cuir bouclées par un ardillon de corne, les familles fécondes, les femmes retenues, les dots pauvres, les vertus viriles, la vie sobre et pudique. Il se fait dire ensuite les hommes du temps passé, les maisons héroïques qui firent Florence grande, « quand on n’avait pas vu encore le lys ni renversé par la défaite, ni ensanglanté par la discorde. » Enfin il se fait dire l’exil, et le pain amer de l’étranger, et la honte de gravir « l’escalier d’autrui. » Et l’on voit peu à peu dans le cœur du poète la terre remplacer le ciel, et se confondre dans ses vers la nostalgie des deux patries.

Toutes ces mélancolies n’empêchent pas çà et là de sourds grondements d’orage. Quelques-unes des plus écrasantes invectives, des plus foudroyantes diatribes contre la papauté, roulent brusquement comme un tonnerre dans la gloire de ce couchant et de cette apothéose. C’était bien la manière dont devait s’achever cette vie où la violence de l’amour est toujours prête à se changer en rugissement de colère : c’est bien ainsi que devait finir ce poème où le ciel ne refuse nulle passion de la terre, et dont les deux suprêmes visions