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malicieusement serrées, un fort menton dont la rondeur intacte trahit toutes les sensualités. Voilà bien le héros de la mésaventure, que lui-même a, un jour, si joliment contée dans une lettre à Vergier

Qu’avoit affaire M. d’Hervart de s’attirer la visite qu’il eut dimanche ? Que ne m’avertissoit-il ? Je lui aurois représenté la foiblesse du personnage, et lui aurois dit que son très humble serviteur étoit incapable de résister à une fille de quinze ans qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards… Je vous en fais juge ; sans parler de quelques autres merveilles, sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue. Que ne me fit-il la description tout entière de Mlle de Beaulieu ? Je serois parti avant le diner ; je ne me serois pas détourné de trois lieues comme je fis, ni n’aurois été, comme un idiot, me jeter dans Louvres, c’est-à-dire dans un village qui n’en est écarté que d’un quart de lieue, plus loin de Paris que n’en est Bois-le-Vicomte. La pluie me fit arrêter près de deux heures à Auney. J’étois encore à cheval qu’il étoit près de dix heures. Un laquais, le seul homme que je rencontrai, m’apprit de combien j’avois quitté la vraie route, et me remit dans la voie en dépit de Mlle de Beaulieu, qui m’occupoit tellement que je ne songeois ni à l’heure ni au chemin. Mais cela ne servit de rien : il fallut giter au village. Vous voyez, monsieur, que, sans la visite qu’elle nous fit, je n’aurois pas eu un gîte dont il plaise à Dieu vous préserver. J’eus beau dire l’oraison de saint Julien, Mlle de Beaulieu fut cause que je couchai dans un malheureux hameau…[1] »

Et pendant trois jours La Fontaine rêve de Mlle de Beaulieu ; puis il écrit à Vergier pour le charger de remettre à la jeune fille une jolie déclaration :


Amarante est jeune et belle ;
Je suis vieux sans être beau,
Et vais pour quelque rebelle
M’embarquer tout de nouveau.


Il s’embarque et, dans ses petits vers, le Printemps, l’Aurore, les lis, les roses, toutes les antiques fanfreluches de la muse galante, reprennent soudain grâce et fraîcheur, rajeunies par l’immortelle jeunesse du vieil amoureux. Et tant pis si Mlle de Beaulieu s’en divertit ! « A quoi, dit-il, servent les radoteurs qu’à faire rire les jeunes filles ? »

  1. Lettre à M. l’abbé Vergier, 4 juin 1688.