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aval des chutes, barrent l’horizon. Au-delà, toute proche, la ville de Niagara Falls, avec ses constructions noirâtres et des cheminées semblables à des hauts fourneaux.

— Hum ! gémit un artiste, quand les premiers Français arrivèrent ici, conduits par les Indiens, et découvrirent cette merveille, vierge dans la forêt vierge, le spectacle devait être autrement pur et noble.

On raconte qu’un religieux, qui se trouvait au milieu d’eux, se jeta à genoux et se mit à chanter le Magnificat. Depuis, des monastères se sont élevés dans les environs ; il en reste encore, et demain c’est dans l’un d’eux que Mgr Landrieux ira célébrer sa messe.

À la nuit, après dîner, — les fenêtres de la salle à manger de notre hôtel s’ouvraient sur la vue des chutes, — nous y revenons. Et voici que des projecteurs les éclairent ; on peut les colorer à volonté : en bleu, en rouge, en vert ! Non vraiment ! Est-ce qu’on ne pourrait pas les laisser tranquilles, chastes et blanches sous les rayons argentés de la lune ? Hélas ! l’homme les a violées et les torture de mille façons. On peut prévoir l’époque où, emprisonnées, les eaux des grands lacs ne s’écouleront plus au bas des falaises que par des tunnels d’échappement, sales et déshonorées…

Le lendemain, — le grondement des eaux n’a empêché personne de dormir, — nous allons voir les rapides, au long de l’étroit couloir, cassure profonde dans la roche, par où s’écoulent les eaux du Niagara. D’énormes masses liquides, se brisant de toutes parts aux arêtes des blocs gigantesques qui encombrent le fond de la crevasse, s’entassent furieusement les unes sur les autres pour s’y disputer le passage. Ce spectacle des eaux déchaînées luttant contre les forces inertes de la terre, les débordant, les dominant, se déchirant ici en gerbes jaillissantes pour se reformer plus loin en vagues profondes prêtes à de nouveaux assauts, ce spectacle est grandiose et plusieurs le préfèrent à la vue des chutes elles-mêmes. Mais ici encore l’homme a gâté le paysage. Où un sentier aurait été convenable, court un tramway électrique. Levons les yeux au ciel. Qu’est-ce là-haut que cette sorte de wagon affreux suspendu par des roulettes à un câble d’acier et qui s’en va d’un bord à l’autre avec des gens qui agitent des mouchoirs ? Quelle misère de foire dans la splendeur de ce décor !