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de la même famille. Ce livre, qu’on l’aime ou non, ne peut manquer de rester comme un document essentiel pour l’histoire de l’âme italienne. Peut-être M. Borgese nous donnera-t-il un jour des œuvres plus parfaites ; je doute qu’il lui arrive d’en écrire une plus émouvante, et où il ait l’occasion de mettre davantage de lui-même.

Mais ce n’est pas seulement de cette manière très générale que Rubè fait penser aux romans de Stendhal. Sans doute, M. Borgese est un esprit trop européen pour qu’on ne trouve pas chez lui la trace d’influences très complexes. Mais de toutes les influences qui se reconnaissent dans Rubè, la plus décisive et la plus continuelle est bien celle de Stendhal ; son nom s’y trouve ; même deux fois en toutes lettres. Et cette ressemblance avec le plus singulier de nos écrivains est une des raisons qui ont dérouté, dans Rubè, les lecteurs italiens, en même temps qu’elle nous rendait ce livre plus cher et plus intelligible.

Ce serait en effet le sujet d’une curieuse étude, que celle de la réputation de Stendhal en Italie, ou plutôt de l’extrême froideur qui y a accueilli chacun de ses ouvrages. L’auteur des Promenades dans Rome et de la Chartreuse de Parme n’a jamais réussi à s’y rendre populaire. Je me suis souvent demandée pourquoi ce maître si pénétrant, auquel nous devons tous quelques-unes de nos idées les plus précieuses sur la Renaissance italienne, n’a jamais été bien compris dans son pays d’élection. C’est que l’Italie de Stendhal est toujours aperçue à travers cette double expérience de l’auteur : la découverte du bonheur à Milan, en 1796, et le culte de Napoléon. Or ce culte napoléonien, qui tourna toutes les têtes françaises il y a cent ans, n’a rencontré en Italie que dans ces dernières années le terrain propre où s’épanouir. C’est seulement vers 1900, dans l’Italie unifiée, rêvant de conquêtes et d’affaires, c’est seulement dans l’Italie de la terza Roma que les idées de Stendhal, l’égotisme ou l’impérialisme, le césarisme de l’individu, pour parler comme M. Seillière, trouvèrent à se développer. C’est alors seulement qu’il a pu se produire dans la société des phénomènes de déclassement analogues à ceux d’où résultent le Lousteau de Balzac ou le Julien Sorel de Rouge et noir. C’est à cette génération italienne qu’appartient le Rubè de M. Borgese.

Jusqu’à trente ans, la vie de Filippo Rubè ne s’était pas distinguée, au moins en apparence, de celle de tant de jeunes provinciaux qui