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Parmi les écrivains de sa génération, il est sans contredit le plus écouté et le plus important. Mais il n’avait jamais tenté encore une œuvre romanesque, lorsqu’après vingt ans de critique et de professorat, il lui est venu l’ambition de hasarder une conclusion. Et certainement aucune de ses œuvres précédentes n’avait fait autant de bruit que le roman qu’il vient d’écrire pour son début, et dont l’apparition, au printemps dernier, a bien été l’événement littéraire le plus considérable qui se soit produit en Italie depuis quinze ou vingt ans. Aucun livre n’a été plus lu, plus discuté que ce gros volume nommé, du nom de son héros, de ce dissyllabe tragique et inquiétant : Rubè.

Il n’est pas facile de donner une idée de ces quatre cents pages compactes, où l’auteur a voulu mettre l’histoire de sa génération et incarner tout le malaise de l’Italie contemporaine, tout le drame de ses ambitions et de son désenchantement. Le fait est que, de tous les romans que j’ai lus sur la guerre et sur l’état des esprits qui a suivi la guerre, je n’en sais pas un dont l’intérêt passe celui de cette composition dramatique et touffue. Peut-être n’y a-t-il jamais eu d’époque aussi agitée que la nôtre. Jamais la figure de l’histoire n’a été emportée par un flot d’événements plus rapide. Mais le trait le plus singulier de cette ère de violences est l’état d’inquiétude où elle laisse le monde ; la guerre n’a résolu aucun des problèmes qu’elle soulevait, et la paix, au milieu des ruines, hésite en présence de mille questions dont nul n’entrevoit la réponse. C’est peut-être un phénomène unique que cet état de trouble où, après la victoire, se trouvent les vainqueurs. Peut-être ne s’est-il jamais offert de plus beau sujet au moraliste. C’est celui que M. Borgese a entrepris de peindre sous la forme romanesque. Son héros fait la guerre, s’en lasse et vient finir bêtement, à Bologne, dans une émeute bolchéviste. Voilà, en deux lignes très sèches, le sens et le schéma de cette « chronique du XXe siècle. »

Je me sers à dessein de ce mot qui est, on s’en souvient, le sous-titre que l’auteur de Rouge et noir donne à sa fameuse « chronique du XIXe siècle, » et je crois ne pas trahir ainsi l’intention du brillant écrivain italien. Il est beaucoup trop tôt pour dire si l’avenir placera son roman à côté du chef-d’œuvre de Stendhal, mais on peut déjà assurer que ce sont des ouvrages