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ce genre. Celle-ci écrira des articles si graves, que François Buloz refusera de les faire paraître dans la Revue, sous une signature féminine : « Personne ne croirait que l’auteur est une femme. » Et puis, tout à coup, voici ce grave historien occupé, dans le Maine-et-Loire, à courir les bois et les vallées, à cheval tout le jour, le soir soupant et dansant. Les contemporains s’écrient : « Où trouve-t-elle le temps de faire tout ce qu’elle fait ? » On dit d’elle : « Elle est entraînante, et elle a de l’esprit comme un démon ! »

Singulière femme ! Lisez : Deux visites royales en Hongrie, que son mari signa par force, et qu’elle écrivit en 1865. Vous penserez : « Quel excellent travail ! et l’auteur, quel bon historien dans la première partie, quel politique clairvoyant dans la seconde, quelle vue nette de la situation en Hongrie depuis l’October-diplom de 1861 ! Qui donc a écrit ces pages, peut-être ce George Maïlath, alors tavernicus[1], ou encore le comte Esterhazy ? » — Vous n’y êtes pas : l’auteur est cette femme qui passe là-bas, en robe à volants : son corps vif semble toujours prêt à bondir et à franchir quelque obstacle ; elle sourit ; sa lèvre supérieure, un peu courte, découvre ses dents ; dans ses beaux yeux gris la pensée traverse rapide, éclatante, comme un rayon sur l’eau. — Le comte Hermann Zichy l’accompagne, quelque marivaudage les occupe-t-il ? Non. En passant près de la belle Rose, vous entendez tomber de ses lèvres ces mots : « Vous savez, comte, que la Banque Viennoise a vu passer chez elle 400 millions de florins la première année ; avais-je raison de prédire le succès ? » Je ne dis pas que le comte Zichy n’eût préféré d’autres jeux, mais quoi ? Mme Blaze de Bury ne songe qu’à ses vastes projets, et le moyen de marivauder avec une femme qui vous parle emprunts nationaux, et émissions !

Ce qui manque à Mme Blaze de Bury pour être un excellent diplomate, c’est l’empire sur elle-même. Aucune dissimulation dans ces beaux yeux-là. Ils reflètent le triomphe, la colère, l’inquiétude qui agitent tout à tour cette « belle guerrière, » comme l’appelle son mari. Le regard de la vraie conspiratrice, ou de la parfaite intrigante, si l’on veut, ne doit rien refléter du tout. Cependant il est permis aux femmes les plus franches d’être adroites, et lorsque le gouvernement

  1. Ministre de l’Intérieur du royaume.