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Carthage, à la vie), sont de la plus pure, de la plus classique beauté. Berlioz avait mis en elles une confiance que le temps n’a pas trompée et ne trahira point. Il écrivait un jour ceci : « J’aimerais mieux recevoir dans la poitrine dix coups d’un ignoble couteau de cuisine, que d’entendre massacrer le dernier monologue de la reine de Carthage. » Berlioz allait tout de même un peu loin. Et puis, on ne nous a pas donné le choix. Nous avons oublié le nom, — c’est toujours cela, — de la « forte chanteuse » qu’on a chargée du rôle de Didon : « la veuve Didon, » comme dit Shakspeare dans la Tempête. Mais plutôt c’est le rôle qu’on a chargé d’elle, au risque de l’étouffer sous le poids d’une voix molle et d’une diction cotonneuse.

Vocale et mimique, l’énergie de Mme Isnardon n’a pu sauver d’une certaine monotonie la perpétuelle vaticination de Cassandre. M. Franz n’a pas trouvé dans le rôle médiocre d’Énée un de ses meilleurs rôles. Mais le rôle épisodique de Chorèbe, le doux fiancé de la vierge furibonde, a été chanté par M. Rouard d’une voix délicieuse, avec un goût très pur.

L’orchestre, tous les instruments de l’orchestre, sous la direction de M. Philippe Gaubert, ont joué le plus souvent aussi bien que la clarinette solo (ou sola), citée plus haut avec éloge.

Quant aux décors, ils sont, à proprement parler, affreux. Et parler « proprement » n’est pas du tout parler comme ils sont peints, ou plutôt peinturés, offrant aux yeux, du moins aux nôtres, l’aspect de grossiers et malpropres barbouillages. « Adieu, beau ciel d’Afrique, » murmure Didon près de mourir. Il est vrai que le ciel témoin de sa mort n’est pas aussi laid que la mer et la terre, (surtout le terrain de chasse), précédemment témoins de ses amours.


Après une trop longue absence, M. Jacques Thibaud est revenu parmi nous. Les soirs de ses concerts ont été des soirs de cristal. Une telle pureté de son est quelque chose d’unique, de parfait, de presque divin. Autant que de cette pureté sans pareille, le talent du grand violoniste est fait de grâce, de poésie et de je ne sais quelle élégance aristocratique. Un Joachim était le patriarche du violon ; Ysaye le héros. Capet en serait plutôt le prêtre. Jacques Thibaud en est le prince toujours jeune et charmant.


CAMILLE BELLAIGUE.