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système de mesures en usage dans la terre natale... Dans cette contrée vivent des gens qui n’ont ni notre taille, ni notre langue, et qui néanmoins sont des hommes... Leur nourriture n’est pas la nôtre, leur plaisir nous épouvante ou nous assombrit, leur douleur trouve ses raisons et son expression en dehors de notre pathétique... Nous revenons de chez eux bouleversés et méditants ; ils ont troublé avec efficacité et profondeur notre sens des dimensions... Ils nous donnent envie de briser le mètre inutile : ils ne sont pas à notre mesure. » M. Lasserre, devant cet éloge, reste coi. Il se demande si ce n’est pas là définir « une espèce de monstre littéraire, quelque difforme échantillon d’un art chao-tique et hors nature ; » il s’étonne qu’on veuille recommander ainsi « au goût d’un esprit normal » une œuvre littéraire. Un autre exégète note, avec enthousiasme, que chez M. Claudel « aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leur contact ; » les propositions « surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent ; » chacune « s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise ; » enfin, « nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à l’autre sans fil logique. » M. Pierre Lasserre est « effrayé d’une littérature qui prête à des signalements de cette sorte. » Qu’en dites-vous ? L’un de ces dévoués commentateurs constate que la langue de M. Claudel n’est pas « notre langue » ou langue de la terre natale, n’est donc pas le français. L’autre commentateur, en définissant la syntaxe de M. Claudel, définit le galimatias. Seulement, le galimatias de M. Claudel est sacré.

M. Pierre Lasserre examine attentivement la philosophie de M. Claudel. Or, M. Claudel se réclame de quatre maîtres, qui sont le Pascal des Pensées, le Bossuet des Elévations, Arthur Rimbaud et Aristote. C’est la première fois, sans doute, que sont réunis Aristote et le poète du Bateau ivre. Qu’est-ce que ça donne, par l’intervention de M. Claudel ? Ceci : « Le mouvement est avant tout un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. Il est l’effet d’une intolérance, l’impossibilité de rester à la même place, d’être là, de subsister. Et se dissout en mots insonores et sans issue de la bouche cette pensée, que, de même que cette perception consciente, en qui d’une âme avec un corps je suis moi, l’origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d’une réalité différente : l’Esprit. Il est la dilatation d’une poignée d’astres dans l’espace ; et la source du temps, la peur de