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Mais le hasard, l’été suivant, nous réunit. C’était sur les bords du lac de Genève, un dimanche, à la sortie de l’église. Une vieille dame en descendait les degrés avec peine. On me la nomma. Je me fis présenter. Surprise, mais souriante, elle prit mon bras et me dit : « Ah ! ce n’est plus ici l’escalier des Huguenots. » Sa villa touchait à la mienne. Elle me permit d’aller la voir et bientôt elle me pria de lui faire un peu de musique. Depuis son malheur, elle n’avait pas eu le courage d’en entendre. Volontairement elle s’était exilée de son art comme d’une patrie. Et tout à coup, âgée et malade, voici qu’elle ressentait ensemble, passionnément, et le désir et l’effroi d’y revenir. Moi-même, je l’avoue, je craignais un peu de l’y ramener, et que l’émotion fut trop forte. Elle, résolue et vaillante, se prépara, que dis-je, elle se para pour ce retour comme pour une fête. Je la trouvai dans son fauteuil, soutenue par des oreillers, mais coiffée de son plus beau bonnet. Pour sa « rentrée, » elle avait choisi Carmen. L’effet ne s’en fit pas attendre. D’acte en acte, de scène en scène, le génie, hier encore ignoré, mais révélé soudain, l’animait, la ranimait tout entière. Cet art d’aujourd’hui, qu’elle ne connaissait pas, la grande artiste d’autrefois croyait le reconnaître et s’y reconnaître elle-même. Tous les deux, par mon humble entremise, ils venaient en quelque sorte au devant l’un de l’autre. Quand j’eus frappé l’accord final, elle me dit seulement, d’une voix haletante : « Merci... A demain. Nous recommencerons, si je n’en suis pas morte. »

Elle n’en devait pas mourir et plus d’une fois nous recommençâmes. Pauvre chère Falcon ! Elle m’appelait, gentiment, le bienfaiteur de ses dernières années. En son vieil appartement de la Chaussée d’Antin, qu’elle n’avait jamais voulu quitter, j’aimais à la visiter. Désormais elle ne craignait plus, avec moi, pour moi, de se souvenir. Elle évoquait ses débuts, dans le rôle d’Alice, de Robert le Diable, et l’émotion, — l’on ne disait pas alors le « trac, » — de ses vingt ans à leur entrée en scène. Elle se rappelait tout, même le pompier, « un petit blond, » debout derrière un portant, et comme il la regardait, comme il l’écoutait. Un autre soir, elle chantait Rachel, de la Juive, pour la première fois : « J’étais très mince, pour ne pas dire assez maigre. Au dernier acte, quand vint pour moi le moment d’être précipitée dans la cuve, un spectateur, assis à côté