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en toute franchise qu’au milieu de ce désert vous ne trouverez ni splendeur de maison, ni beauté de nature, ni poésie, mais de l’affection et une cordiale amitié. »

Il était modeste, même pour son pays, le grand paysan. Autour de Sant’ Agata, entre Milan et Plaisance, la nature, sans être belle, ne manque pas d’un certain charme, que lui prêtent la solitude, le silence et la plaine aux horizons lointains. La maison, qu’entourait un vaste domaine, n’avait assurément rien de splendide. Tout y respirait la simplicité, mais l’abondance, une vie sans apprêt et sans faste, mais la plus large, la plus copieuse hospitalité. Et la poésie même ne faisait pas défaut à cette calme et grave retraite. Poésie géorgique, dont Verdi lui-même, agriculteur, éleveur de troupeaux, était le poète. Poésie du grand parc et des eaux, brunes au crépuscule, où voguaient des cygnes. Poésie des peupliers et des saules pâles, qui peut-être avaient inspiré la plainte de Desdemona Poésie enfin des nuits de juin où le rossignol chantait au-dessus de ma terrasse dans le feuillage, luisant de lune, d’un grand magnolia. A tant de poésie, la musique parfois se mêlait. Musique moderne et française, que Verdi me priait de lui faire connaître. Musique aussi, — plus rarement, — du maître lui-même. Il venait de composer, pour se divertir, un Ave Maria sur les notes d’une gamme étrange à dessein (scala enimmatica). De là des harmonies raffinées, des accords imprévus et subtils, où le grand mélodiste, par gageure peut-être et comme par défi, se complaisait en souriant. Mais une fois, une seule, et ce fut ma faute, la musique le fit souffrir et presque pleurer. Nous avions souvent prié notre hôte de nous conduire à Roncole, son village natal. Toujours modeste, oublieux et comme absent de lui-même, il s’y refusa d’abord. Mais enfin il y consentit. Nous partîmes. En chemin, j’observai qu’il se taisait. C’était dimanche, et l’heure des vêpres. Nous entrâmes à l’église. Les fidèles s’y pressaient : paysans, paysannes surtout, coiffées de mouchoirs éclatants. L’orgue jouait, un misérable petit orgue, à la voix cassée. Mais cet orgue avait été le sien. A la place même de l’enfant dont je voyais errer sur le clavier les mains incertaines, un autre enfant, naguère, avait posé des mains déjà mélodieuses, des mains prédestinées. Je le savais. Et lui, brusquement, s’en souvint, et de s’en souvenir devant nous, avec nous, il ressentit je ne sais quelle pudeur. Je le regardai : son