Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Otello, la prière de Desdemona. En termes courtois, Verdi refusa net. Il n’estimait pas, dit-il, que la place d’un Ave Maria fût parmi des annonces mondaines, et autres. En vain le journaliste allégua la complaisance ordinaire, en pareil cas, de nos musiciens français. Verdi, sans les blâmer, s’excusa de ne point suivre l’exemple de ses confrères. Et comme le solliciteur se retirait, non sans montrer quelque dépit : « Vous pouvez être certain, me dit Verdi, qu’en revanche ils publieront la romance du Saule, de Rossini, Ils ajouteront même que la musique de Rossini vaut mieux que la mienne, et ils feront bien. » C’est ce qui ne manqua pas d’arriver.

Autant que la réclame, Verdi fuyait les honneurs officiels et les acclamations de la foule. Pour l’y dérober, lorsqu’il nous emmenait, son fidèle Boito et moi-même, au théâtre où triomphait alors la merveilleuse comédienne Eléonora Duse, il fallait arriver les premiers dans la salle, nous y cacher dans une loge obscure, et n’en sortir que les derniers. Arrigo Boito ! Parlant de Verdi, comment ne saluerais-je pas encore une fois sa chère, sa charmante mémoire ! Le maître et le serviteur ne faisaient qu’un, si bien qu’à nous trois je me croyais toujours en tête-à-tête. C’est près de Verdi, par Verdi, que j’ai connu Boito, c’est pour ainsi dire en Verdi que je commençai de l’aimer, d’une amitié que la mort seule, après trente ans et plus, a pu rompre. Alors j’ai parlé de lui longuement aux lecteurs de la Revue ; ou plutôt, par une suite de lettres admirables, le poète-musicien, plus grand artiste encore que musicien et que poète, leur a lui-même parlé de poésie, de musique et d’art[1]. Ils n’ont pas oublié peut-être avec quelle éloquence, avec quelle hauteur, et quelle largeur aussi, de l’esprit et de l’âme. L’un et l’autre se ressemblaient et s’égalaient chez cet homme rare, qui demeure en ma mémoire comme un parfait exemplaire, un type achevé de l’humanité supérieure.

Nous fûmes tous les deux, un été, les hôtes de Verdi en sa villa de Sant’Agata. Il m’écrivait, à l’annonce de ma venue : « Oh ! gioja ! Oh ! gioja ! Oh ! gioja ! Rien ne pouvait nous être plus agréable que la nouvelle de votre chère visite. Vous à Sant’Agata ! Mais c’est merveilleux ! Il faut que je vous dise

  1. Voir dans la Revue du 15 août 1918 l’étude intitulée : Arrigo Boito, Lettres et Souvenirs (publiée depuis dans les Échos de France et d’Italie (Nouvelle Librairie nationale).