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épris des terres classiques et lumineuses, que saluait en lui leur grand poète, rue Balzac.


Ce qui avait fait dresser l’oreille aux postes d’écoute de la littérature, dès ce premier roman, c’était, d’abord, la nouveauté et l’ampleur du sujet.

Il y a deux familles d’esprits : ceux qui aiment à creuser, recreuser, fouiller et évider une matière déjà précieuse et polie, avec la chance d’y tailler une facette nouvelle, d’y faire luire une veine inaperçue, — tels ces jades, ces ivoires ou bronzes japonais, où tout un drame s’inscrit dans l’orbe d’un pommeau ou d’une garde de sabre. Miracles d’adresse auxquels les spectateurs prennent un plaisir immédiat, selon la loi du moindre effort. D’autres vont tailler en plein bloc une matière inconnue et rebelle, la dégrossissent, la font voler en éclats sur le nez des passants, en tirent des reliefs qui déconcertent. C’est de ceux-ci qu’est M. Louis Bertrand. Il ne cherche pas à peindre une figure isolée, une action limitée, qui se développe par la vertu d’un mécanisme intérieur dans un milieu déjà connu et qui se termine à la satisfaction générale. Il extrait de profondeurs encore inexplorées tout un monde, — un monde complexe et mouvant, fait de choses hétéroclites et heurtées, c’est-à-dire de toutes les réalités brutales et de toutes les aspirations discordantes de l’humanité en lutte, et qui les emporte toutes et les réconcilie dans le rythme harmonieux de la vie.

De là, surtout dans ses premières œuvres, un développement progressif du sujet, par étapes successives, qui rompait avec les habitudes de la composition romanesque. « J’ai le don d’ahurir la critique, » disait, avec une orgueilleuse amertume, Flaubert. Sans doute, M. Louis Bertrand peut-il s’attribuer le même privilège. En y prêtant quelque attention, pourtant, on s’aperçoit que rien n’est livré au hasard dans cette conception du roman synthétique, et que rien n’est plus rigoureux ni plus serré que la trame où se peignent tour à tour les paysages, les figures et les mœurs. Par exemple, dans le Sang des races. La poussée de l’émigrant espagnol sur la terre d’Afrique et sa passion pour son métier, son attitude en face des autres colons, émigrants d’Europe, et des indigènes, plus ou moins assimilés ; le conflit des intérêts et des goûts violents dans ces natures