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lever pour se garantir du feu qui gagnait la paille sur laquelle ils étaient couchés. La paresse, ou pour mieux dire, la faiblesse et l’épuisement étaient tels, que la plupart de ces pauvres gens avaient à peine le pouvoir de mettre le sac au dos et de prendre leurs fusils. Que d’armes l’ennemi dut trouver depuis Moskow jusqu’au Niémen ! car tous les soldats, excepté un très petit nombre, avaient jeté leurs armes ou les avaient laissées au bivouac.

Pendant toute la journée qui précéda notre arrivée à Kovno, le froid fut excessivement âpre. Aussi y parut-il à la colonne de marche qui diminuait d’épaisseur à mesure que nous avancions. Celui qui s’arrêtait, n’ayant plus la force de marcher, était un homme perdu, la mort le saisissait promptement. Combien de soldats sont restés sur la route ! Presque constamment j’allais à pied et je ne montais sur mon cheval que pour me reposer un peu, mais j’en descendais aussitôt que je sentais mes pieds et mes mains s’engourdir. Malgré mes précautions de me garantir du froid, j’eus deux doigts, l’index et le majeur de la main droite, gelés.


[Enfin, soupire Saint-Denis, nous allions être hors de cette Russie ! Il repassa le Niémen avec ses camarades de la maison et commença à traverser l’Allemagne par étapes. A Interburg, il eut le crève-cœur d’abandonner son cheval, « la Panachie, » fourbu ; à Obbing, il fut volé de son porte-manteau et de son carnet itinéraire ; mais déjà des traîneaux, puis des voitures étaient préparés pour les employés de la maison et il rentra assez vite à Paris où il reprit son service. Il accompagna l’Empereur pendant la campagne de 1813. Il assista à la bataille de Dresde, à celle de Leipzig. Après l’évacuation de cette ville, il rejoignit l’Empereur dans un bourg où le grand vaincu s’était arrêté. « Je ne rencontrai pas un seul individu à qui je puisse parler. J’entrai dans une première pièce, ensuite dans une seconde. J’allais pénétrer dans une troisième, quand j’aperçus dans la quatrième pièce, faisant face à la porte, l’Empereur assis sur un de ses pliants fauteuils ; les jambes allongées sur une mauvaise chaise ordinaire, les mains jointes sur le ventre, la tête baissée, les yeux fermés, il paraissait sommeiller, ou, pour mieux dire, il semblait absorbé par les plus profondes réflexions... Cette attitude de l’Empereur me serra le cœur et me fit venir les larmes aux yeux. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’abattement. Je me retirai avec précaution et retournai dans la pièce d’entrée, afin d’empêcher quelque étranger de pénétrer jusqu’à lui, car il n’y avait pas un seul factionnaire à la porte. » Rentré avec l’Empereur à Mayence, il fut désigné pour