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de la Maison. J’apprends comme un secret que l’Empereur se dispose à partir pour la France et à laisser le commandement de l’armée au roi de Naples. Vers les huit ou neuf heures, deux calèches de voyage viennent se ranger devant le perron du château, et, après une demi-heure d’attente, l’Empereur parut avec quelques personnes. Il monte dans la première voiture avec le duc de Vicence ; Roustan et un autre sont sur le siège. Le Grand-Maréchal et deux ou trois officiers supérieurs prennent place dans la seconde et les deux calèches, éclairées de leurs lanternes, s’éloignent immédiatement du village. Tout le monde fut attristé de ce départ, mais il ne fut approuvé par le plus grand nombre qu’après bien des réflexions.

L’Empereur n’étant plus présent, il semblait que chacun fût livré à soi-même. Il ne restait plus qu’à suivre le torrent et à vivre comme il plairait à la Providence.

Après Wilna, nous eûmes à passer sur une longue digue jetée sur un vaste marais. Il faisait tellement froid que la plupart des soldats qui avaient fait partie des dépôts réunis à Wilna restèrent sur la route, saisis par le froid : ces hommes, qui n’avaient pas eu à souffrir comme ceux qui revenaient de Moskow, tombaient en avant, gigotaient quelque peu, et mouraient. J’ai vu ceux qui étaient le plus près d’eux, leur ôter ou la capote ou le pantalon ou les souliers, et ils n’oubliaient pas de tâter les reins du malheureux. Chacun passait à côté, ne se dérangeant que pour ne pas marcher sur l’homme expirant ou expiré, de peur de tomber. Une parfaite indifférence, un égoïsme extrême étaient dans tous les cœurs. Eh ! qu’aurait-on pu faire ? s’arrêter pour donner des soins à un pauvre diable, c’eût été perdre du temps, c’eût été se faire geler ; car malheur à celui qui restait un moment en place, il était bientôt pris : constamment il fallait être en mouvement. Ceux qui avaient fait la campagne, étant plus habitués à une température froide, résistaient beaucoup mieux que les nouveaux venus.

A une de nos dernières étapes, on était installé dans une ferme assez considérable. Cette ferme, construite en pierre, avait l’aspect d’une ruine de château-fort. Ce qui restait de garde à pied, grenadiers et chasseurs, avait pris possession des cours, et y avait réuni toute la paille trouvée dans les granges pour se faire des lits autour des feux. Le lendemain, au moment du départ, j’ai vu des grenadiers n’avoir pas le courage de se