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nous arrivâmes à un pauvre hameau composé de quelques cabanes en bois de la plus misérable apparence, dans l’une desquelles était logé l’Empereur. C’est à cet endroit que devait avoir lieu le passage de la Bérésina, rivière que nous avions longée depuis Borisow. Le bruit du canon avait cessé avec le jour. On passa la nuit comme beaucoup d’autres, c’est-à-dire assez mal ; on ne dormait plus ; on avait hâte d’être au lendemain pour se remettre en route.

Le lendemain, 3 décembre, je crois, aussitôt qu’il fit jour, l’ordre fut donné de passer le pont. Ce pont, qui était sur chevalets, et dont le tablier n’était pas à plus d’un pied de la surface de l’eau, ne me parut pas des plus solides, surtout ayant à résister à une grande quantité de glaçons que la rivière charriait assez rapidement. Pendant que plusieurs généraux, ayant l’épée à la main, contenaient la multitude qui se pressait aux abords du pont, le Grand-Ecuyer, chargé de la police, faisait passer avec ordre et successivement les équipages de la Maison de l’Empereur et le train d’artillerie, recommandant aux conducteurs d’aller doucement et à distance pour ne pas trop fatiguer le pont. En même temps, il faisait filer à droite et à gauche des voitures, les grenadiers et chasseurs de la vieille garde. Je fus un des premiers qui passèrent. Dans le parcours, je crus plus d’une fois que le pont allait s’enfoncer, sous le poids des canons et des fourgons. Il n’arriva aucun accident. Une fois passé, je ne regardai pas derrière moi, trop heureux d’avoir franchi ce pont, où tant d’autres ont laissé la vie. J’ai entendu dire plus tard qu’il y avait un ou deux autres ponts de jetés. Pour moi, je n’ai vu que celui sur lequel j’ai passé.

Nous passâmes ensuite un bois marécageux qui bordait la rive gauche de la rivière. La terre n’étant gelée que de quelques pouces, le chemin tracé que l’on prit ne présenta plus bientôt qu’un long bourbier, que l’on fut obligé de couvrir de branches d’arbres mises en travers, pour que les roues des canons et des voitures ne s’enfonçassent pas trop profondément. On se tira de ce défilé avec assez de peine ; à chaque pas, les pauvres chevaux s’abattaient, embarrassés qu’ils étaient par les branches sur lesquelles ils marchaient. Ceci passé, le chemin devint un peu plus solide. Nous trouvâmes trois petits ponts peints en gris, élégamment construits, ayant même de chaque côté des rampes dont les barreaux étaient tournés. Ces ponts