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décombres fumaient encore et l’odeur qui s’en échappait était des plus insupportables. On put évaluer aux deux tiers de la totalité les maisons qui furent détruites.

Nous retrouvâmes le Kremlin et le palais dans le même état que nous les avions laissés ; probablement on y avait laissé une garde. L’Empereur resta dans cette résidence tout le temps de notre séjour à Moskow, qui se prolongea l’espace de trente-neuf jours. Ce chiffre s’est conservé dans ma mémoire et je ne sais trop pourquoi, car ordinairement avec le temps tout finit par s’oublier ou à devenir extrêmement vague. Je me rappelle qu’un beau matin, en nous levant, nous avons vu de la neige : il y en avait environ un pouce ; mais elle est restée peu de temps sur terre.

Presque tous les jours, au Kremlin, le prince Eugène mangeait avec l’Empereur. Constamment le prince de Neuchâtel prenait ses repas avec Sa Majesté. A un déjeuner, l’Empereur s’entretenait avec le Grand-Maréchal Duroc et l’objet de la conversation roulait sur la plus belle mort. Sa Majesté disait que celle qu’il regardait comme la plus belle était de mourir sur le champ de bataille, frappé d’un boulet ; que, pour lui, il craignait de ne pas être aussi heureux : « Je mourrai, dit-il, dans mon lit comme un sacré c….. »

Chaque jour, sur les deux ou trois heures, l’Empereur montait à cheval, accompagné de ses officiers et de son escorte. Il allait se promener dans la ville ou aux environs et ne rentrait que pour l’heure du diner.

Au palais du Kremlin, l’Empereur avait un très grand salon. Ce salon était partagé en deux parties par une poutre ou corniche soutenue par deux colonnes, entre lesquelles on passait d’une partie dans l’autre. Entre le mur et la colonne il y avait de chaque côté un trépied. Ce salon, qui était probablement la salle où trônaient les Czars, était orné de dorures, mais noircies par le temps. C’était, quant à la richesse, la plus belle pièce du palais. Je me rappelle avoir vu qu’il existait dans plusieurs pièces, à l’angle gauche du fond, opposé à l’entrée, un tableau de madone, et j’ai entendu dire que lorsqu’un Russe et même l’Empereur entrait dans l’appartement, la première chose qu’il faisait, c’était une salutation à la madone.

La chambre à coucher avait ses fenêtres sur la Moskowa. C’était une grande pièce, carré long, située à gauche de celle qu’occupaient les valets de chambre, dont elle n’était séparée