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occupants de ce convoi immobile : ces wagons, c’était un ghetto.

Quelques hommes portaient encore l’antique uniforme ancestral, le caftan, le chapeau rond et les souliers éculés. Cependant, chez la plupart, une friperie plus moderne avait déjà remplacé le vieil accoutrement bizarre. Mais, sous ces paletots trop longs, sous ces redingotes étonnantes qui leur descendaient jusqu’aux pieds, je les reconnaissais, tous ces Juifs sauvages, je les retrouvais tels qu’ils m’étaient apparus naguère (ah ! d’inoubliable façon) là-bas, dans leur contrée natale.

Naguère, je veux dire il y a vingt ans, j’étais allé dans les Carpathes, sans autre but que d’y chercher le lac dans la montagne et le château légendaire au fond des bois romantiques, quand tout à coup se découvrit à mes yeux un monde dont Bædeker ni Joanne ne m’avaient jamais parlé. Je me vois encore dans le wagon qui m’emmenait le long du torrent de la Vaag gonflé par les eaux printanières, à travers les forêts de sapins, d’où surgissaient très haut dans le ciel des arêtes de glace étincelantes sous le soleil. Au passage, de fois à autre, j’apercevais dans un sentier des paysans slovaques, coiffés de bonnets de fourrure et vêtus de peaux de mouton, avec d’étonnantes braies rouges, serrées autour des jambes par des cordelettes de cuir ; des paysannes habillées de peau, elles aussi, jambes nues ou chaussées de bottes, un mouchoir brodé sur la tête, des tresses de cheveux pendant le long des joues, et qui fumaient de longues pipes noires. Et dans les petites stations où notre train s’arrêtait, à ces peaux de mouton, à ces fichus de couleur, à ces braies écarlates, se mêlaient tout à fait étrangement des gens de noir vêtus, chapeaux noirs, caftans noirs, bottes noires et boueuses, tenant tous à la main de vieux sacs de voyage, se bousculant pour grimper dans les wagons, comme si devant eux c’avait été la roue de la fortune qui glissait sur ces rails, et qu’il fallût la saisir. Tous, ils portaient des barbes non coupées qui flottaient sur leurs vêtements, de longues barbes noires ou rousses, et des papillotes assorties, tirebouchonnant sur leurs joues. Ce qui frappait encore, c’était dans leur visage des yeux d’une mobilité extrême, et dans toute leur personne un remuement perpétuel, une promptitude étonnante. Ils ne marchaient qu’à grandes enjambées et en jouant des coudes avec une brutalité que chacun employait et subissait tour à tour, sans penser à s’en excuser ni à la reprocher à personne.